« Je suis pas mauvaise, je suis juste dessinée comme ça ! »
Jessica Rabbit, Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (1988)
Sale temps pour les ‘cartoons’ et les ‘cartoonists’. Comprenez par là les dessins humoristiques et ceux qui les font, en particulier les dessinateurs de presse. Huit ans après le choc que fut le massacre de la rédaction de Charlie Hebdo, et malgré la prise de conscience qui s’ensuivit, on ne peut pas dire que les choses aillent vraiment dans le bon sens. La liberté de ton et d’expression de cette noble profession semble se réduire comme peau de chagrin. Et pourtant, ces dessins sont bien davantage qu’accessoires (qui pourrait par exemple imaginer Le Canard enchaîné sans ses dessins ?).
Dernier exemple en date ? Le Washington Post vient de retirer de son site un cartoon de l’illustrateur vétéran Michael Ramirez, qui caricature et moque un porte-parole du Hamas, comme nous l’explique un autre Post (le New York Post). Le Washington Post s’est ensuite fendu d’une excuse sur son site. Pourquoi ce revirement ? Le responsable de publication David Shipley a offert cette explication (ma traduction) :
« Un dessin publié par Michael Ramirez sur la guerre à Gaza, un dessin dont j’ai approuvé la publication, a été perçu comme raciste par beaucoup de lecteurs. Ce n’était pas mon intention. J’ai vu le dessin comme une caricature d’un individu en particulier, le porte-parole du Hamas qui a célébré les attaques de civils sans armes en Israël. Cependant, la réaction à cette image m’a convaincu que j’ai manqué quelque chose de profond, et qui engendre la division, et je le regrette. […] Dans cet esprit, nous avons retiré le dessin. »
Le dessin est-il raciste ? Que chacun juge, mais pour moi ça m’échappe. Un lecteur s’est plaint de stéréotypes raciaux ; les personnages sont certes caricaturés, mais ça va de soi dans le dessin de presse. D’autres lecteurs, semble-t-il, accuse le dessin de prendre parti pour Israël – interprétation guère charitable, d’autant plus que Ramirez a aussi par le passé critiqué Netanyahu, et donc on ne peut pas sérieusement l’accuser de prendre parti.
Quelle drôle d’idée, tout de même, ces excuses empressées de la part du Post, dès que quelques lecteurs se plaignent. Lors d’une interview publiée dans le magazine Usbek & Rica en 2021, l’excellent dessinateur suisse Patrick Chappatte décrit bien le phénomène, qui n’est pas limité aux Etats-Unis :
« [En Europe,] on a très vite pris le pli de la gestion de crise façon New York Times : on recule, on s’excuse, on cède devant la pression de mouvements qui possèdent d’énormes leviers via les réseaux sociaux. »
Chappatte connaît bien le problème, lui qui est en première ligne. Il publie ses cartoons dans Le Temps, le Spiegel, ou encore le Canard enchaîné. Il a même publié de nombreuses années dans le New York Times (International Edition), avant que le journal ne décide de faire disparaître les dessins de ses pages en 2019, une forme d’auto-censure pour éviter les polémiques… Pour attirer l’attention sur le sujet, il a notamment proposé l’expo ‘Gare aux dessins’, en 2021-2022 à Genève, organisée en partenariat avec la Freedom Cartoonists Foundation, dont il est l’actuel président.
Dans l’interview, Chappatte revient notamment sur les excuses du Monde concernant un dessin de Xavier Gorce paru en 2021 (menant ce dernier à mettre fin à sa longue collaboration avec le quotidien) :
« Le Monde a cédé dans le sens où ils se sont excusés dans les 24 heures, avalisant du même coup le discours offensé, la susceptibilité et l’interprétation extrêmement étroite et très binaire d’un dessin. Un dessin est basé sur l’humour, et l’humour est ambigu. Enfin quoi, une blague serait vue comme une atteinte à la dignité, un dessin perçu comme une blessure, une offense symbolique considérée comme l’équivalent d’une agression ? […] Une fois qu’on s’est excusé, on trace une ligne rouge publique, à l’aune de laquelle on va être jugé. Et ça rend beaucoup plus difficile tout le travail d’arbitrage en interne qui a lieu dans toutes les rédactions. Dans l’affaire Xavier Gorce, on n’est plus dans le monde des idées, avec ce que ça implique de controverses et de joutes oratoires. Ça ressemble plutôt au service clients d’une entreprise présentant ses excuses. »
Au rythme où vont les choses, avec ce climat délétère d’auto-censure et de génuflexion à la moindre petite toux désapprobatrice, quelle jeune illustratrice voudrait se lancer dans une carrière de dessinatrice de presse ? Chappatte, encore, pour conclure :
« Le dessin de presse utilise des symboles et des clichés qui évoluent avec le temps. Dessiner des noirs à la manière d’Hergé, ça ne passe plus du tout, et tant mieux ! Ces clichés reconnaissables sont un vocabulaire avec lequel on construit des phrases complexes. Malheureusement, certains s’arrêtent à la forme et s’en offusquent. Sans voir que, parfois, le message du dessin va dans le sens de ce qu’ils dénoncent. Un proverbe chinois dit : quand le sage montre la lune, l’imbécile regarde le doigt. Je trouve qu’en ce moment, on s’arrête beaucoup au doigt. »
Que du bon sens !
Note : l’excellent dessin sur la liberté d’expression en tête de post et signé par Mix et Remix : http://www.stripsjournal.com/archives/mix_et_remix/index.html