Robopoïèses, d’André Ourednik, publié en 2021 et republié en 2024 dans une édition revue et augmentée, s’ouvre sur un sous-titre qui sonne comme un oxymore : Les intelligences artificielles de la nature. Que peuvent donc bien êtres ces intelligences qui seraient à la fois artificielles et naturelles ?
Le livre d’Ourednik va nous éclairer là-dessus, dans un formidable élan qui mélange science et littérature, histoire et philosophie, politique, humour et plus encore. Le résultat est épatant, et rappelle les plus grandes réussites du genre, tel The internet is not what you think it is, du philosophe et historien américain Justin Smith-Ruiu. Dans Robopoïèses, on trouve toutes les deux pages une idée, une pensée qui nous fait arrêter notre lecture, afin de réfléchir. Puis on replonge dans le bouquin et on s’arrête à nouveau deux pages plus loin… C’est foisonnant, bourré d’illustrations, de références culturelles, de notes amusantes. Peut-être, par moments, est-ce un peu trop éclaté, tirant dans trop de directions… mais à vrai dire peu importe, le livre reste une grande éclate pour les cellules grises.
Il est nécessaire, avant de discuter le livre plus avant, et d’ailleurs le contexte actuel nous y oblige, de revenir sur ce terme d’intelligence artificielle, terme qui aujourd’hui a colonisé chaque recoin de l’espace public, tant est si bien qu’il est impossible d’ouvrir un journal ou un magazine sans tomber sur IA ceci, ou IA cela. Ourednik nous rappelle (ou nous apprend, dans mon cas) que le terme intelligence artificielle, dans son acception courante et maintenant omniprésente, date du milieu du XXe siècle, lors d’un colloque d’une université américaine, dans une volonté de se démarquer des autres théories de l’information et notamment de la cybernétique, qui régnait alors en maître dans ce domaine. Ourednik (p. 142) : « ‘l’intelligence artificielle’ devint un domaine de recherche, puis un buzzword de notre siècle. » S’en suit une fort utile introduction, exemples simples à l’appui, sur l’apprentissage machine (machine learning), qui est la mécanique algorithmique centrale à toute IA. Mais il y a plus (p. 173) : « ‘l’intelligence artificielle’ au sens établi du terme possède deux caractéristiques qui la distinguent des rouages des machines, des cartes perforées, et même de la majorité d’autres algorithmes, généralement basés sur l’application de règles déterministes. » Ces deux caractéristiques sont, d’une part, la dépendance aux probabilités (l’algorithme estime ses chances d’être correct), et d’autre part, l’indépendance à une programmation couvrant tous les cas de figures, c’est-à-dire, l’IA a un certain degré d’autonomie qui n’avait jusque-là pas d’équivalent.
« L’histoire de l’intelligence artificielle est celle d’une autonomie croissante des artifices de la pensée. »
André Ourednik, Robopoïèses, p. 176
Ce terme d’intelligence artificielle, il s’agit maintenant de se le réapproprier, comme le propose Ourednik, en nous menant le long d’une balade chronologique du Pléistocène à nos jours. Pour l’auteur, la nature est ce monde extérieur qui nous échappe, nous simples primates à la vie brève, tandis que l’intelligence est notre effort de rendre ce monde extérieur cohérent, de lui donner un cadre qui nous satisfasse et nous soit utile. Cette « intelligence artificielle », loin d’être une invention récente, est vieille comme le monde. C’est l’effort collectif du genre humain à médier notre relation avec le monde qui nous entoure. Ainsi donne-t-il, comme exemple de première intelligence artificielle, le langage (p.27-28) :
« L’intelligence du langage n’est pas l’intelligence de l’individu. L’intelligence n’est pas une qualité, une aptitude ou une faculté propre à un seul être humain. Personne ne possède les mots. Leur seule valeur réside dans le fait que les autres les comprennent lorsque vous les prononcez. Le langage est une intelligence collective, un objet collectif, une création collective, une intelligence objectivée dans un système de sons et de signes. Cette intelligence-là est une création humaine, un produit de l’action humaine, un fait d’art, un artefact. »
Comme autres exemples d’IA primitives, Ourednik convoque l’urbanisme (on reconnaît là les intérêts d’un auteur qui est géographe de métier) et le droit. Nous continuons ensuite notre périple historique à la découverte des premières machines et automates (en compagnie notamment de Descartes et Leibniz), puis on passe la seconde pour explorer l’épopée des premiers ordinateurs et des premiers modèles computationnels. Tous ces passages regorgent d’informations et de réflexions bien amenées.
« Par effet collatéral, l’intelligence artificielle nous révèle la part de nous-mêmes que nous pourrions aisément remplacer par une machine. »
André Ourednik, Robopoïèses, p. 210
Mais revenons à l’intelligence artificielle d’aujourd’hui, chatGPT et consorts, qui pour Ourednik ne s’est pas encore suffisamment émancipée pour pouvoir être véritablement capable de création. Pour se faire, il faudrait que l’IA crée quelque chose qui ne soit pas simplement dérivatif. C’est là que l’auteur nous introduit au concept grec de poïèse, un suffixe indiquant l’idée de création, comme dans autopoïèse, la capacité d’auto-création. Avec ce suffixe, Ourednik forge donc la robopoïèse, ou la capacité créatrice de l’intelligence artificielle.
Ainsi, lorsqu’il s’agit des outils de création tels DALL-E et chatGPT, Ourednik préfère parler de proto-robopoïse. Car il faut toujours des ‘prompts’ (invites) pour guider les résultats. De plus, les IAs actuelles ne fonctionnent que parce qu’il y a une histoire humaine de création d’artefacts, la littérature au premier plan. Ourednik a remarquablement cerné ceci dans un passage mémorable qui illustre d’ailleurs parfaitement la verve et la pensée de l’auteur (p. 217) :
« [T]chatter avec ChatGPT ne relève pas d’une conversation avec un individu, non : vous dialoguez avec une multitude. À l’aide de vos prompts, vous naviguez dans l’expérience d’un collectif millénaire. Un collectif sans doute restreint à celles et ceux dont les textes parviennent sur Internet, mais qui reste immense. C’est d’ailleurs ce qui donne sens à votre conversation avec ChatGPT : derrière les mots synthétiques de la machine, il y a des milliards de mots écrits par des humains qui ont pensé, créé, joui et souffert. Ce n’est donc pas la machine qui devance vos pensées, mais l’humanité entière. Je ne vois pas de honte à cela ; il serait même présomptueux de s’attendre à autre chose. L’intérêt de la pensée se situe ailleurs. »
Si Ourednik est avant tout un chercheur, donc intéressé par les idées et l’histoire des idées, il n’en oublie jamais pour autant l’importance que l’IA prend dans nos vies, ici et maintenant. Autrement dit, l’aspect politique et social. La fin du livre comprend notamment un long chapitre au titre savoureusement mythologique (le basilic et l’ouroboros), qui nous ramène du côté des politiques de l’urbanisme, avec des pages très drôles sur les délires architecturaux des dictateurs et sur les textes abscons (mais vendeurs !) des architectes qui courtisent les fortunés de ce monde.
« En urbanisme comme en littérature, l’art consiste à délimiter un espace de manière suffisamment précise pour qu’on puisse le trouver, et suffisamment indéterminée pour qu’on puisse s’y trouver. L’écrivain, bien sûr, jouit du luxe de ne pas avoir à convaincre les notables ni à accommoder les lubies des propriétaires en vue d’autorisations et des financements de son projet. »
André Ourednik, Robopoïèses, p. 237
L’éducation occupe également une place fondamentale chez Ourednik, et il nous offre un plaidoyer pour l’enseignement du numérique (emphase de l’auteur), et non pas tout bêtement l’enseignement numérique, c’est-à-dire apprendre à l’aide d’une tablette ou d’un ordinateur. L’IA et le numérique, mal appliqués, sont un danger pour la société, voire même une aubaine pour les dictatures. En revanche, mise au service des aspirations humaines, l’IA pourrait « ouvrir les possibles ». L’avenir n’est donc pas inéluctablement noir, mais il y a du boulot !…
Pour terminer, et puisque lire Ourednik c’est aussi profiter de son humour, voici une des notes de fin, que je trouve assez fendarde (p. 340) :
[À propos d’une prédiction que l’IA produira un livre best-seller d’ici 2049 :]
« La prévision de 2049 me parut exagérée jusqu’à ce que je me rappelle le nombre de livres déjà disponibles consistant en agrégats de bons sentiments mis en forme selon des règles narratologiques établies. »

- Robopoïèses, de André Ourednik, 2024 (2ème édition), La Baconnière, 376 pages.