Très bonne surprise, ce Yellowface découvert sur les bons conseils de Laurent Chalumeau, la nouvelle excellente recrue du Masque et la Plume littéraire mené désormais par Rebecca Manzoni. Chalumeau, lui-même auteur de polar (j’ai lu il y a quelques années le plutôt bien fichu VIP), nous « recommande chaudement » ce thriller dans le milieu de l’édition, sur fond de « plagiat et d’appropriation culturelle », qu’il a « descendu en 48 heures ». Il n’en fallait pas plus pour me convaincre.
Yellowface est la première incursion de Rebecca F. Kuang hors de la fantasy, après une trilogie et un roman stand-alone très bien reçus (mais que je n’ai pas lus). Et on sent qu’elle s’est bien amusée avec cette histoire mordante et marrante, qui tacle le milieu de l’édition, mais aussi et surtout les écrivains et leur relation malsaine avec les réseaux sociaux. Yellowface, c’est l’histoire de June Hayward, une romancière sans succès qui saisit une opportunité lorsque son amie, et autrice également (mais à succès, elle), Athena Liu, s’étouffe devant elle et meurt en abandonnant son nouveau manuscrit dont personne ne connaît encore l’existence. Vous devinez la suite ? June s’accapare le manuscrit, le retravaille, et le vend comme sien à son agent, qui va lui décrocher un beau contrat d’édition. Succès s’ensuit, mais tout ne sera pas si simple, loin s’en faut. Ce pitch de départ nous rappelle ainsi le réussi Lila, Lila, de l’écrivain suisse de langue allemande Martin Suter. En plus de la proximité thématique (le monde littéraire, l’accaparement d’un manuscrit), les romans de Suter et Kuang partagent ce grand thème de la narration : c’est toujours le premier mensonge qui condamne le personnage, même s’il semble anodin sur le moment, même si on lui trouve toutes sortes de justifications. C’est le mensonge originel qui met en branle la mécanique qui finira par broyer le narrateur ou la narratrice.
“L’écriture est la chose la plus proche de la magie que nous ayons. Écrire, c’est créer quelque chose à partir de rien, c’est ouvrir des portes vers d’autres mondes. Écrire vous donne le pouvoir de façonner votre propre monde quand le monde réel fait trop mal. Arrêter d’écrire me tuerait.”
Yellowface de Rebecca F. Kuang (ma traduction)
Mais là où Yellowface est vraiment une réussite, c’est dans son portrait de la crise de société que nous traversons depuis une décennie : addiction aux réseaux sociaux et (son corollaire) la culture de l’effacement (cancel culture). Le roman capture parfaitement la dynamique absurde des hordes (mob) sur la toile qui sont à l’affût de la moindre transgression supposée pour mener des attaques concertées (pile-on), de celles que l’écrivain Jon Ronson a parfaitement décrites dans son grand essai précurseur, So you’ve been publicly shamed (2015), qui préfigurait tout l’internet bullshit que l’on a connu depuis. Et puis le gros éclat de rire du livre, c’est bien sûr l’appropriation culturelle, et dans une certaine mesure le transracialisme (l’autrice de l’histoire choisissant un pseudonyme ambigu qui pourrait suggérer des origines asiatiques, alors qu’il n’en est rien). Faut-il être chinois pour avoir des personnages principaux chinois dans son livre ? doit se demander June Hayward. Tout ceci est d’autant plus mordant que les exemples réels de procès pour appropriation culturelle ne manquent pas, en commençant par American Dirt, ce roman de Jeanine Cummins d’abord encensé puis ensuite mis au pilori pour une transgression qui ne peut être perçue comme telle que par une culture qui a perdu le nord : le livre parle de migrants mexicains, mais l’autrice n’est ni migrante ni mexicaine. American Dirt a d’ailleurs le droit à une brève mention dans Yellowface. Je ne rejette pas en bloc tous les éléments critiques qu’on rattache à l’idée d’appropriation culturelle (par exemple, il est juste de se moquer d’Elizabeth Warren quand elle met en avant ses ‘origines’ cherokee…), néanmoins, disons qu’il y a à mon sens quelque chose de totalement vicié au cœur du concept, comme l’ont très bien écrit par exemple Freddie de Boer ou Justin Smith-Ruiu.
Les critiques sont plutôt bonnes, mais il y a quelques surprises intéressantes. Anthony Cummins dans le Guardian, sur la même ligne que Chalumeau, évoque un « thriller méchamment drôle dans le milieu de l’édition », qu’il a « avalé plus avidement que tout ce que j’ai lu cette année ». La critique dans le New York Times par Amal El-Mohtar est plus surprenante. Tout d’abord, étrange choix éditorial : El-Mohtar, elle-même poètesse et autrice de fantasy et science-fiction, est depuis 2018 la critique attitrée au Times pour les livres de fantasy. Mais si Kuang s’est fait connaître pour ses romans de fantasy, Yellowface n’en est clairement pas un. Autre curiosité, El-Mohtar insiste tout le long de sa critique que June Hayward serait une narratrice non fiable (unreliable narrator) ; je suis perplexe. Certes, June a ses propres biais (comme tout narrateur), mais il n’y pas à mon avis de dispositif dans le roman qui reposerait sur une narratrice qui nous induise en erreur. El-Mohtar écrit : « Si cela se lit comme une critique bien sentie des discussions d’aujourd’hui sur la race et l’appropriation, c’est parce que ça l’est. Ce n’est pas un livre subtil. En fait, tout est si évident qu’on se demande pourquoi Kuang utilise le dispositif d’un narrateur peu fiable. » En cela, elle semble faire écho à des critiques sur Goodreads (amusante mise en abîme lorsqu’on sait que le site Goodreads joue un rôle dans le livre de Kuang), qu’on pourrait résumer comme suit : June Hayward est raciste et clairement la « méchante » de l’histoire, et cela reflète l’avis de l’autrice, qui représente Athena Liu et dénonce ainsi l’attitude anti-minorités dans les maisons d’édition, de manière binaire et peu subtile.
À ma lecture, ni Hayward ni Liu n’était une héroïne ; plutôt, elles étaient toutes les deux présentées avec leurs nuances et leurs contradictions. Mais en lisant ces critiques sur Goodreads et dans le NYT, je me suis demandé l’espace d’un instant si j’étais passé totalement à côté du bouquin, si j’avais lu Kuang de travers. Pourtant, lorsque l’on lit Kuang en interview, on voit bien que sa position est bien plus nuancée que ce que ces critiques laissent entendre. Oui, bien sûr, il y a du racisme (raconté avec beaucoup d’humour dans le livre), mais le rapport de force ne se limite pas à de gentils asiatiques contre de méchants blancs, le personnage d’Athena Liu étant complexe et ambivalent. Je crois donc que c’est El-Mohtar qui lit mal Yellowface. Quand elle écrit que June retravaille le manuscrit d’Athena et « lisse tout ce qui pourrait dérouter un public blanc », elle caricature et simplifie ce qui est dit dans le livre. Celle-ci conclut sa critique ainsi : « Quand Yellowface est une satire, je veux qu’elle soit plus tranchante ; quand c’est de l’horreur, je veux que ce soit plus effrayant ; quand c’est une histoire de fantômes, je veux qu’elle soit plus obsédante ; quand cela suggère une relation vampirique et parasitaire, je veux qu’elle soit plus attirante, plus ambiguë, plus étrange. Au lieu de cela, sa fluidité dans les genres littéraires est au service de la même franchise directe. L’ironie ultime du livre réside peut-être dans ce qu’il a en commun avec sa protagoniste : comme June elle-même, Yellowface semble désespéré de ne pas être mal compris. » Passons sur la mauvaise habitude critique qui consiste à reprocher à l’auteur de ne pas avoir écrit le livre que l’on souhaitait (Kuang a décidé d’écrire un thriller, tant mieux pour elle), je crois que l’ironie, ici, c’est que l’auteure de la critique est passée elle-même à côté du bouquin.
- Yellowface, de Rebecca F. Kuang, 2023, Harper Collins, 336 pages. (Disponible en français aux éditions Ellipsis, avec une traduction signée Michel Pagel.)