Mars est l’unique livre du Suisse Fritz Zorn (Fritz Angst de son vrai nom), un récit autobiographique publié après sa mort d’un cancer en 1976. Ses autres écrits (dont des pièces de théâtre), il les a détruits et il n’en reste rien.
Encore un ouvrage qui résidait sur ma PAL mentale depuis au moins une décennie. Comme je ne me sentais pas d’attaque à le lire en langue allemande, je me suis décidé à le lire en français à la faveur d’une nouvelle traduction, signée Olivier Le Lay, publiée en 2023 (et en poche en 2024). Cette nouvelle publication est intelligemment préfacée par Philippe Lançon, journaliste, auteur, et survivant de l’attentat contre Charlie Hebdo en 2015 (ce qui l’amena à écrire son récit Le Lambeau).
« Voilà ma vie. J’ai grandi dans le meilleur, le plus préservé, le plus harmonieux, le plus stérile et le plus mensonger des mondes possibles ; aujourd’hui, je me tiens devant des décombres. »
Fritz Zorn, Mars, p. 277
Mars est un livre extraordinaire, mais il n’est absolument pas ce que j’en attendais. Au fil des ans, je m’étais fait l’image fausse d’un livre sociologique, une plongée dans le milieu de la bourgeoisie suisse des années septante, une balade acerbe sur la Goldküste zurichoise. S’il y a bien quelques éléments de sociologie (la classe sociale des parents de Zorn), le récit est avant tout intérieur, introspectif, psychologique. Zorn est de son propre aveu un grand névrosé. Un terme un peu désuet, mais qui semble malgré tout plus juste que les termes en vigueur de nos jours : dépressif, bipolaire, PTSD, etc. À l’âge de 32 ans, Fritz Zorn se meurt d’un cancer qui va mettre un terme à une vie qu’il juge ratée et intolérable. Mars, c’est sa tentative de poser tout à plat, d’atteindre à la clarté, un mot qui prend une importance clé dans son récit.
La quatrième de couverture parle d’un livre culte pour toute une génération, mais à vrai dire l’introspection de Zorn me semble tout à fait détachée des années septante et de la génération des soixant-huitards. Ou plutôt, elle peut toucher tout le monde, toutes générations confondues. Il y a même chez Zorn une attitude, une acuité qui rappelle plus un auteur du XVIIIe siècle que du XXe. Dans sa préface, Lançon ne s’y trompe pas et invoque les Confessions de Rousseau, quand pour sa part Zorn cite volontiers Schiller et Goethe. Il y a décidément quelque chose du romantisme allemand chez Zorn, pour l’importance du soi, des sentiments, de l’aspiration à une guérison intérieure. Car il y a chez Zorn une volonté à ne pas céder à la résignation (devant l’échec, devant la maladie), mais à la combattre :
« Après m’être dérobé à la vie pendant trente années, comme me l’avaient enseigné mes parents et la classe sociale dont ils sont l’incarnation, voilà que je fais face maintenant à la mort, sous sa forme la plus concrète, et qu’il me faut lui livrer bataille. »
Fritz Zorn, Mars, p. 269
Fritz Zorn est donc prêt à se battre. Mars, comme il le rappelle, « est le dieu de la guerre, de l’instinct belliqueux et de la force créatrice ». Fritz, qui est né Angst, c’est-à-dire la peur, l’angoisse, se renomme rage et colère (Zorn) – aura-t-on jamais vu plus bel aptonyme ? Je ne peux conclure sans citer les dernières lignes du livre, d’une puissance assourdissante :
« Mais pour moi cette affaire n’est pas encore réglée et, aussi longtemps qu’elle ne l’est pas, le diable mène la danse, et il me plaît que Satan mène la danse. Je n’ai pas encore triomphé de ce que j’affronte ; mais je n’ai pas encore perdu non plus, et, ce qui est plus important que tout, je n’ai pas rendu les armes. Je me déclare en état de guerre totale. »
Fritz Zorn, Mars, p. 394

- Mars, de Fritz Zorn, 2024, (édition originale 1977) éditions folio, 400 pages.