« C’est absolument incroyable ! »
J’ai fini de tartiner ma troisième tranche de pain, je me suis servi une nouvelle tasse de café et ensuite j’ai demandé à Anita ce qui était incroyable.
« Là, dans le journal. Dans les dépêches nationales. »
Elle a abaissé l’épais quotidien sur ses genoux, découvrant ses cheveux blonds en bataille et ses yeux ensommeillés. J’ai haussé les épaules et j’ai plongé ma tartine dans la tasse fumante. L’odeur du café embaumait la cuisine.
Le dimanche matin, je me lève avant Anita pour aller acheter du pain et des croissants — de ceux qui laissent une belle tache de gras sur le cornet en papier. Et comme elle aime lire le journal en prenant son petit-déjeuner, je lui ramène l’édition du week-end qui, avec ses suppléments, avoisine deux kilos à la pesée. Pour le reste (faire la conversation, par exemple) il ne faut pas trop m’en demander, car j’aime savourer mes tartines dans le calme.
« C’est tout toi, a-t-elle fait, tu ne t’intéresses pas au monde extérieur. »
Elle a poussé un long soupir et a repris le journal pour me le lire.
« Écoute un peu ça, tu ne vas pas en croire tes oreilles ! a-t-elle dit en se tortillant sur sa chaise. Hier matin, dans le canton de Lucerne, une ferme s’est littéralement… envolée ! Et ses occupants avec !
— Voudrais-tu une autre tasse de café ? » lui ai-je demandé, la cafetière à la main.
Anita m’a jeté un regard dédaigneux et a replongé sa tête dans le journal. J’ai rempli sa tasse et j’ai patienté encore deux minutes avant de céder :
« Comment ça, une maison s’est envolée ?
— Ah, maintenant ça t’intéresse ? a-t-elle fait, mutine. Très bien, alors laisse-moi te résumer cette histoire. Dans la campagne lucernoise, une petite ferme s’est arrachée du sol et a pris son envol. Sans que l’on sache comment, une bâtisse de plusieurs tonnes a décollé et s’en est allée dans les airs. Ses propriétaires, un couple de paysans, auraient crié aux rares témoins : “On plie bagages et on va voir ailleurs, bonjour chez vous !” Et aujourd’hui, en lieu et place de la fermette, il ne reste qu’un trou béant dans le sol.
— Voilà une histoire bien peu vraisemblable, ai-je commenté entre deux bouchées. Elle s’est arrachée du sol ? Tu veux dire qu’elle a été hélitreuillée, ou quelque chose comme ça ?
— Non, elle s’est envolée toute seule.
— Tout ça n’est guère sérieux.
— Tu serais surpris de savoir de quoi sont capables les Lucernois, a réagi Anita. Ma mère est lucernoise, tu ne l’as pas oublié ? » (Ça, il y a peu de risques, ai-je pensé, tu me le répètes assez souvent.)
J’ai horreur de me compliquer la vie. C’est pourquoi, sur le moment, je n’ai prêté aucune importance à ce mince entrefilet dans un quotidien connu pour son sensationnalisme. Les fermes — seraient-elles lucernoises — ne s’envolent pas dans les airs. L’affaire aurait pu s’arrêter là.
Pourtant, huit jours plus tard, Anita fondait sur moi comme un rapace sur un souriceau, tenant dans ses mains des pages de journaux.
« Regarde un peu ça, monsieur le sceptique ! » m’a-t-elle crié.
J’avais cru qu’elle ne pensait plus à cette histoire de maison volante. Bien au contraire, elle avait épluché tous les quotidiens jusqu’à ce qu’elle y trouve de quoi alimenter sa récente lubie. Dans la NZZ de la veille, un petit encart contait la mystérieuse disparition d’une maison dans la banlieue résidentielle de Langentahl. J’ai haussé les épaules, reconnaissant que c’était surprenant, même si cela pouvait s’expliquer autrement que par l’envol de la maison en question. Un sourire triomphant est né sur le visage d’Anita.
« Et ça ? » m’a-t-elle dit en lançant sur mes genoux une autre coupure de presse.
Il s’agissait cette fois d’une pleine page dans un journal régional. Il y était décrit la disparition d’un petit immeuble locatif à Delémont. Les habitants du quartier avaient assisté au décollage du curieux aérostat. Une photo floue, sans doute prise avec un téléphone portable, montrait un bloc d’appartements suspendu dans les airs.
Je n’aimais pas la tournure que prenaient les événements. Si toute cette histoire était vraie — ce que j’étais encore loin d’accepter — je ne comprenais pas ce qui motivait ces bâtiments et leurs habitants à jouer les filles de l’air.
Le lendemain, on en parlait au téléjournal, images à l’appui. Apparemment, le phénomène s’étendait à tout le pays : une villa à Locarno, un chalet à Crans-Montana, une maison à Interlaken… En tout, une dizaine d’envols avaient été dénombrés sur le territoire. Chaque fois, la bâtisse s’arrachait à la terre ferme, comme hissée par une grue invisible, s’envolait dans le ciel et disparaissait on ne sait où, au gré du vent. Personne n’avait d’explication. Rien de semblable ne s’était produit chez nos voisins français, allemands ou italiens, qui constataient la situation d’un œil amusé.
Anita jubilait. À mon incompréhension du phénomène, elle répondait que ces gens avaient tout simplement envie de changer d’air, et que ça devait être bien agréable de s’envoler à bord de sa maison. Moi, j’avais dû me rendre à l’évidence : d’étranges aéronefs s’envolaient aux quatre coins du pays. Une mode était-elle née ?
Je ne croyais pas si bien dire. Une semaine plus tard, pas moins de quarante-deux décollages du sol helvétique étaient officiellement recensés.
Sur le mur de notre salon, Anita a affiché un large rectangle de papier kraft sur lequel elle a minutieusement reproduit la carte de la Suisse, ce qui lui a pris une matinée complète. Ensuite, à l’aide de petites punaises colorées, elle a épinglé tous les sites du pays où on avait répertorié un envol. Une constellation de points jaunes, rouges et verts égayait notre living.
Dès le début de notre relation, j’avais remarqué qu’Anita connaissait des obsessions passagères. Je l’aimais trop pour m’en formaliser. En général, il suffisait de ne pas la contrarier et d’attendre que l’obsession disparaisse d’elle-même. Je me suis donc dit que le plus sage était de la laisser épuiser sa passion des maisons volantes. Maintenant je sais que j’aurais dû intervenir.
Puis sont arrivées des nouvelles des premiers aérostiers de salon. Les paysans lucernois dans leur ferme s’étaient posés sans encombre sur le sol canadien, où ils comptaient reprendre leurs activités agricoles. D’autres avaient également trouvé un port d’attache. La maison de retraite Les capucines et ses pensionnaires étaient allés chercher un climat plus doux et avaient atterri en Espagne, à une dizaine de kilomètres de Grenade. Interrogés sur la manière dont ils avaient atteint leur destination, ces voyageurs d’un genre nouveau avaient répondu que cela avait nécessité un peu de chance et beaucoup de volonté. Les maisons, fermes et immeubles suisses essaimaient à travers le monde.
Les autorités fédérales avaient jusqu’à présent tenté de minimiser les événements, déclarant que le phénomène allait probablement s’éteindre de lui-même, et se refusant à légiférer. Néanmoins, selon leurs dires, beaucoup d’efforts seraient consentis pour résoudre les problèmes douaniers, puisque les maisons n’entraient dans aucun protocole de transit. Concernant l’extinction du phénomène, la suite leur a vite donné tort. Surtout lorsque la fosse aux ours — et avec elle tous ses passagers plantigrades — s’est envolée et a quitté la capitale, troquant les bords de l’Aare contre une tranquille forêt polonaise.
Cela ne s’arrêtait plus. Chaque jour voyait son lot de nouveaux envols. Cet étrange loisir aérien était en passe de devenir un sport populaire en Suisse. Un célèbre aérostier s’était d’ailleurs pris au jeu : il voulait être le premier à réaliser le tour du monde en chalet suisse.
Mais le pire est arrivé quand ces événements se sont immiscés pour de bon dans mon ménage.
Après le dîner, je nettoyais le plat à gratin, à grands renforts de liquide vaisselle et de scotch brite. Anita essuyait les verres et les replaçait dans l’armoire de la cuisine. Nous étions silencieux.
« Et si nous le faisions, nous aussi ? » a-t-elle commencé à brûle-pourpoint.
Je lui ai répondu que je ne voyais pas à quoi elle faisait allusion.
« Voyons, ne fais pas semblant de ne pas comprendre, a-t-elle continué. Je parle de prendre le large… mais en restant dans notre appartement. De tenter l’aventure ! De s’envoler, quoi ! J’en ai parlé à Mme Garcia, et l’idée ne lui déplaît pas. »
Et voilà ! Le piège se met en place.
Maria Garcia et son mari Felipe sont les concierges de notre minuscule immeuble locatif (il n’y a qu’un appartement par étage !), où ils occupent le rez-de-chaussée. Au premier vit M. Blanchard, retraité de la Poste et veuf depuis bientôt cinq ans. Au deuxième il y a nous. Au troisième habitent trois étudiants, deux filles et un garçon, qui ont affiché un drapeau PACE sur leur porte. Au quatrième l’appartement est inoccupé depuis trois mois, ce qui est étonnant par ces temps de crise du logement. Enfin, au cinquième vivent les Depietro, Gilles et Fanny, avec leurs deux jeunes enfants dont je n’ai jamais pu retenir les prénoms.
« Ah bon, ai-je répondu, le nez toujours dans l’évier, Mme Garcia est intéressée ? Mais qu’en pense son mari ? Et les autres locataires ? »
Anita n’a pas répondu tout de suite, preuve qu’elle pesait mon argument. Convaincre Mme Garcia est facile, car c’est une femme impulsive et excentrique, mais son mari, c’est une autre paire de manche. Anita le savait aussi bien que moi.
« Je suis sûre qu’avec un peu de patience je pourrai les convaincre tous, a-t-elle repris de cette voix forte qu’elle prend quand elle n’est pas sûre d’elle.
— Vraiment ? ai-je ricané. Je veux bien croire que les jeunes du troisième marcheront dans la combine, mais je doute que cela soit du goût du vieux M. Blanchard. Quant aux Depietro, avec deux enfants en bas âge… cela est hors de question. »
Je lui tournais toujours le dos, mais je la sentais bouillonner. J’ai décidé de lui porter le coup de grâce :
« Et comment t’y prendrais-tu ? Sais-tu seulement comment l’on fait décoller un immeuble ? Sois raisonnable, veux-tu… »
Je me suis risqué à jeter un coup d’œil par-dessus mon épaule. Anita, les joues empourprées, m’a lancé un regard furibond, le type de regard qui m’a fait tomber amoureux d’elle, sept années auparavant.
« Si d’autres y sont parvenus, a-t-elle commencé, il n’y a aucune raison pour que nous ne puissions pas en faire autant ! »
Puis elle s’est tue et a attrapé un autre verre pour l’essuyer. Je n’ai pas insisté. Dix jours plus tard, j’avais oublié cette discussion. Nous étions début juin, et nous avions prévu de prendre deux semaines de vacances à partir du quinze. Étonnamment, Anita n’avait plus remis sur le tapis son obsession des maisons volantes. Toutefois, elle n’avait pas cessé d’épingler au mur les nouveaux décollages répertoriés. Elle était toute guillerette, baladant un large sourire d’un bout à l’autre de l’appartement. J’aimais la voir aussi rayonnante. J’ignorais ce qui m’attendait.
La révélation m’est venue de Felipe Garcia. Un soir, de retour du travail, je me trouvais dans le hall de l’immeuble lorsque Felipe a ouvert sa porte et m’a fait signe de le rejoindre.
« Eh, M. Christian ! Vous avez un moment pour discuter avec moi ? »
Avant que je ne réponde, il m’avait posé la main sur l’épaule et attiré à l’intérieur.
« C’est à propos de ma femme… et de la vôtre, a-t-il commencé alors que nous nous installions à la table de la cuisine. »
Tandis que je protestais qu’Anita et moi n’étions pas mariés, il m’a versé un large verre de Porto. Il m’a expliqué que sa femme et Anita se voyaient souvent chez lui pour parler d’un projet farfelu, et qu’il avait surpris des bribes de conversations inquiétantes. Là-dessus, j’ai compris qu’elle était revenue à la charge avec ses idées de maisons volantes, mais dans mon dos cette fois-ci. J’ai expliqué de quoi il en retournait à M. Garcia. Bien entendu, ce dernier considérait comme moi qu’il était hors de question de faire décoller l’immeuble. C’est là que nous nous sommes promis une assistance mutuelle. Il nous restait à gagner à notre cause les autres locataires, car il vaut mieux prévenir que guérir.
Le lendemain, je suis allé rendre visite à M. Blanchard. Quelle surprise ! Il avait déjà été convaincu par Anita de rejoindre la fronde des aérostiers amateurs. Ce postier à la retraite que j’imaginais le plus casanier des hommes rêvait en secret de voyages au bout du monde ! Apparemment, il s’était fortement réjoui à l’idée de quitter notre bonne vieille rue. Voilà qui compliquait mes affaires. Anita, quant à elle, continuait de faire comme si de rien n’était. Au contraire, elle était pleine d’attentions, et aux moments les plus inattendus, me glissait des baisers sur la joue et se détournait en riant comme une petite fille. Si je n’avais pas été sur mes gardes, je l’aurais trouvée plus adorable que jamais. Je ne lui parlais pas de mes conversations avec Felipe, et elle ne me tenait pas au courant de ses démarchages.
La résistance s’organisait. Sans surprise, les jeunes du troisième n’étaient pas opposés à l’envol de l’immeuble. Chez les Depietro, les nouvelles étaient meilleures : j’avais pu obtenir un demi-soutien auprès de Gilles, qui m’avait promis de réfléchir à la question. Nous étions toujours en infériorité numérique. C’est là que je me suis décidé à venir au contact des lignes ennemies.
Anita était dans la cuisine où elle hachait un oignon. Je suis allé droit vers elle et je l’ai regardée dans les yeux :
« Si tu me disais un peu ce que tu mijotes, ma chérie ? » ai-je minaudé.
Elle m’a regardé avec de grands yeux et m’a dit ne pas comprendre de quoi je parlais. Je n’étais pas dupe.
« Tu tentes de convaincre les habitants de cet immeuble de s’envoler et de quitter notre rue », ai-je poursuivi d’un ton accusateur.
Elle était bouche bée et n’a rien répondu tout de suite. Puis elle m’a fait un sourire timide.
« Mais ce serait tellement merveilleux, Christian ! » a-t-elle plaidé.
Et elle s’est lancée dans une apologie du vol ascensionnel en deux pièces et demie. Elle m’a expliqué comment j’allais adorer quitter le sol de notre pays pour partir à la découverte du monde. Comment l’air était plus pur et respirable à cent mètres au-dessus du sol. Comment nous allions nous redécouvrir l’un et l’autre dans cette aventure (ça, c’est le sommet ! ai-je pensé). Bref, j’ai eu droit à un ramassis d’âneries. J’ai décidé d’y mettre bon ordre et à mon tour je lui ai signifié mon avis sur la question. J’ai été direct et efficace. Je lui ai expliqué qu’il y avait un temps pour tout, et qu’il fallait aussi savoir se montrer raisonnable. Qu’à son âge, il était fréquent pour une femme de se poser des questions sur sa vie professionnelle, sur sa vie de couple, et que ces doutes avaient des répercussions sur ses envies. Mais décoller à bord d’une maison ? C’était une lubie, rien de plus.
« Et tu ferais mieux d’oublier toute cette histoire ! ai-je conclu. Nous ne rêvons pas tous de voyages au long cours, ma chère ! »
Les yeux d’Anita s’étaient mouillés de larmes, mais je ne savais pas si c’était ma faute ou celle des oignons.
« Tu veux tout gâcher ! m’a-t-elle crié. Et moi qui voulais te faire une surprise ! S’il te plaît, nous pourrions partir juste pour les vacances ? Qu’est-ce que tu en dis ?
— Cet immeuble ne bougera pas d’ici, ai-je dit d’une voix forte. C’est mon dernier mot. »
Anita s’est levée d’un bond, agitant un petit couteau de cuisine sous mon nez, puis elle a enchaîné :
« Puisque c’est comme ça, nous n’attendrons plus. Nous larguons les amarres immédiatement.
— Parce que tu penses peut-être que tu sais comment faire ? » l’ai-je questionnée d’un ton railleur.
Elle a grimacé un sourire, puis m’a dit que, en effet, elle savait comment s’y prendre. Elle a fermé les yeux, et son front s’est plissé. C’est à cet instant que j’ai ressenti la première secousse, presque imperceptible. La suivante a fait trembler la vaisselle qui séchait sur l’égouttoir. À la troisième, le calendrier épinglé au mur est tombé. Je lui ai demandé ce qu’il se passait, mais elle n’a pas répondu. Elle souriait, les paupières closes. Les secousses se succédaient, de plus en plus fortes et prolongées. Je lui ai dit qu’on allait voir ce qu’on allait voir, je suis sorti de notre appartement et j’ai descendu les escaliers quatre à quatre.
Dans la rue, Felipe examinait la base de l’immeuble. Celle-ci s’était soulevée de plusieurs centimètres et le béton était craquelé tout autour. Et cela continuait !
De sa fenêtre, Mme Garcia appelait son mari. Je ne comprends pas l’espagnol, mais elle lui a fait signe de rentrer à l’intérieur. Felipe a crié quelque chose qui ne devait pas être très poli, car sa femme est devenue rouge et a crié de plus belle.
Sans plus attendre, j’ai attrapé Felipe par les épaules et l’ai secoué jusqu’à ce qu’il cesse de lancer des imprécations à sa femme et qu’il m’accorde son attention. Je l’ai convaincu que nous devions retenir l’immeuble avant qu’il ne s’envole. « Des amarres ! hurlai-je, voilà ce qu’il nous faut ! » Nous nous sommes rués vers le magasin Montagne Sport, situé cent mètres plus loin, au coin de la rue. Trois minutes plus tard nous en sommes sortis avec deux épais rouleaux de corde d’escalade. Dans l’intervalle, notre immeuble s’était soulevé de près d’un mètre, laissant apparaître les fondations. Une canalisation s’était rompue, et une petite mare se formait rapidement sur la chaussée.
Il n’y avait plus une minute à perdre ! Tout autour, le béton du trottoir craquait et se cassait comme une simple gaufrette. Felipe m’a fait la courte échelle et m’a propulsé dans la cage d’escalier, où j’ai solidement lié les cordes à la rambarde. J’ai jeté les rouleaux dans la rue et j’ai sauté à leur suite sur le bitume. Il n’y avait pas de point d’ancrage ! En désespoir de cause, Felipe et moi avons amarré la bâtisse à un panneau d’interdiction de stationner et à une Fiat panda garée sur le trottoir d’en face. Le dernier nœud serré, je me suis retourné vers l’immeuble avec un regard de triomphe. Les cinq étages de bétons flottaient au-dessus d’un trou profond. Les cordes se tendaient déjà.
Tous les locataires, les Depietro y compris (ils ont retourné leur veste, ceux-là !), étaient à leur fenêtre et nous conjuraient de monter à bord. Et puis il y avait Anita. Elle me regardait d’un air désespéré, et je sentais mon ventre se contracter comme un vieux sac en papier que l’on jette au feu.
Les cordes tendues à se rompre gémissaient tandis que l’immeuble essayait de poursuivre son ascension. Un craquement sonore m’a fait tourner la tête. Malheur ! Le panneau de signalisation avait cédé, il s’était arraché du sol ! Notre immeuble lévitait désormais à deux mètres de hauteur, et ses occupants nous faisaient signe de grimper à la corde indemne pour les rejoindre. Mais maintenant, c’est la Fiat qui se faisait tirer ! La corde était solidement fixée à l’essieu, si bien que la voiture s’est soulevée, se tenant sur deux roues, puis finalement a décollé à son tour. Dans la cage d’escalier, l’une des étudiantes a cisaillé la corde restante avec un couteau. La voiture s’est écrasée avec fracas lorsque la corde s’est rompue, et elle s’est retrouvée sur le toit, au milieu de la rue. Ayant lâché du lest, notre immeuble a rapidement pris de la hauteur et s’est mis à dériver vers l’ouest, si bien que je devais courir à ses trousses pour ne pas le perdre de vue. Las ! Il s’envolait toujours plus haut, et bientôt il ne serait plus qu’un petit point dans le ciel. J’ai crié « reviens ! » de toutes mes forces. Anita pleurait et m’envoyait un baiser de la main.
Je suis resté au milieu de la rue, les bras ballants. Le propriétaire de la Fiat panda, sorti du café voisin, s’est approché de moi et a crié à mes oreilles. Je ne l’ai pas entendu. Je n’entendais plus aucun son. La nuit allait bientôt tomber.
Felipe et moi avons trouvé refuge chez son cousin Manuel, au centre ville. Nous y sommes bien, mais ce n’est que provisoire, en attendant de retrouver un logement. « Nous avons fait le bon choix », nous rassurons-nous en buvant de grands verres de Porto. J’ai recommencé à fumer.
Une carte postale est arrivée cette semaine, postée d’Angleterre. Anita m’écrit que le voyage se passe bien, que la traversée de la Manche était magnifique. Elle m’écrit qu’elle m’aime et qu’elle regrette que je ne sois pas là-bas avec elle. Ils ont trouvé un joli pré à Salisbury, non loin de Londres, et ils vont y rester quelque temps. Peut-être, demande-t-elle, ai-je envie de l’y rejoindre ?
Felipe a aussi reçu des nouvelles de sa femme. Je n’ai pas pu lire la lettre, car elle est écrite en espagnol, mais Felipe me l’a traduite. Il m’a expliqué que Maria le suppliait de venir la retrouver. Il exagère sans doute, mais je crois malgré tout qu’il doit lui manquer, autant qu’elle lui manque à lui.
Assis dans le salon du cousin, nous fumons une cigarette en silence. Je lui demande s’il faut, en été, emporter des vêtements chauds lorsque l’on va en Angleterre. Il me répond que l’on devrait, juste par sécurité.
FIN