Photos: Taylor Swift par Joel Carrett/EPA; Sylvain Tesson par Valery Hache/AFP
Et voilà, tout finit par arriver, j’ai acheté un livre de Sylvain Tesson, l’écrivain voyageur auteur de La panthère des neiges et Dans les forêts de Sibérie, moi qui ne suis pas particulièrement mordu de récits de voyages. Je me suis procuré son dernier, Avec les fées, dans lequel il parcourt en voilier l’arc celtique allant de la côte nord de l’Espagne jusqu’à l’Écosse, à la recherche du merveilleux.
Pourquoi cet achat ? En réaction, je dois bien l’admettre, à la tribune parue il y a quelques semaines dans Libération. Celle-ci, signée par (désormais, sauf erreur) plus de 2000 poètes, éditeurs et autres acteurs de la culture, réagissait à la nomination de Tesson comme parrain de la manifestation culturelle Le printemps des poètes en 2024.
Le message de la tribune est simple : « Nous refusons que Sylvain Tesson parraine le Printemps des poètes. » Et pourquoi ? D’après les signataires, Sylvain Tesson « vient renforcer la banalisation et la normalisation de l’extrême-droite dans les sphères politique, culturelle, et dans l’ensemble de la société ». Tesson serait une « icône réactionnaire », et une « figure de proue de cette “extrême-droite littéraire” ». Rien que ça !
Tesson est de tempérament conservateur, ça c’est sûr, et il ne s’en cache pas. On peut même considérer, comme le faisait Arnaud Viviant dans Le Masque et la Plume, qu’il soit un écrivain de droite. La belle affaire… Voilà ce que nous livre l’icône réactionnaire Tesson dans Avec les fées : il n’aime pas la technologie et les téléphones portables ; il aime les vieilles pierres et que rien ne change ; il trouve que la monarchie et la reine d’Angleterre, ça a du bon ; il aime fumer le cigare. Des autres livres de Tesson je ne connais pas le contenu, mais quelque chose me dit qu’ils doivent être du même tonneau.
La tribune des anti-Tesson est plutôt chiche en faits précis incriminant l’écrivain d’« extrême-droite ». Il y en a un important, néanmoins : il aurait préfacé le livre Le camp des saints de Jean Raspail, « texte revendiqué par une partie de l’extrême droite comme visionnaire » comme nous l’apprend ActuaLitté. Mais las ! Le même site ActuaLitté souligne que les pétitionnaires se sont trompés, c’est en fait un autre livre de Raspail qu’a préfacé Tesson, un recueil « réunissant des écrits rêveurs et nostalgiques ». Mince de mine ! comme dirait le facteur Hyacinthe.
Il semble aussi qu’un des moteurs derrière cette tribune soit le livre du journaliste indépendant François Krug, Réactions françaises – Enquête sur l’extrême droite littéraire, qui fustige Sylvain Tesson, mais également Michel Houellebecq et Yann Moix. Je n’en dirai rien, ne l’ayant pas lu. Mais l’étiquette « extrême-droite », comme celle de « facho », est distribuée si prodiguement de nos jours qu’elle en a perdu beaucoup de force… C’est le moyen le plus commode pour retirer à l’opposant toute option de réplique : qui ayant toute sa tête voudrait dialoguer avec l’extrême-droite ? Non, non, on n’entre pas en matière…
Certes, les pétitionnaires ont bien le droit de juger que Tesson n’est pas un bon choix de parrain pour Le printemps des poètes, et qu’il incarne des idées qui leur déplaisent. Mais nul besoin d’être Barbara Streisand pour deviner qu’une telle tribune allait déclencher l’exact opposé, à savoir une montée des barricades pro-Tesson, le « soutien total » de politiques allant de Bruno Le Maire à Valérie Pécresse, en passant par la nouvelle ministre de la culture Rachida Dati (Médiapart, que les exagérations n’effarouchent pas, parle de « bataille culturelle menée par l’extrême droite »). Le pauvre Tesson n’en demandait pas tant !
Et en Suisse aussi, on n’échappe pas au phénomène : les Jeunes socialistes (qui se tirent la bourre avec les Jeunes UDC pour qui aura les idées les plus loufoques, uniquement pour se faire remarquer) ont appelé au boycott de Sylvain Tesson à l’occasion de son passage récent dans une librairie en Valais. Le résultat fut sans surprise.
Ces tribunes, pétitions, déclarations, et autres lettres ouvertes, c’est devenu la nouvelle mode, un ersatz d’action politique. Il semble qu’il n’y ait pas d’histoire trop insignifiante qu’elle ne mérite d’être dénoncée et décriée avec une page sur Change.org. Et dans un parfait mouvement de balancier, l’appel génère en réaction une contre-pétition, une contre-lettre ouverte, dans un cercle vicieux qui alimente la crétinerie générale. Cette nouvelle marotte, cela me fait penser à ce que les Américains appelle ‘statementese’, ou la manie des déclarations officielles par n’importe qui sur tout et n’importe quoi. Outre-Atlantique, justement, on assiste à un étonnant phénomène qui a des parallèles, je crois, avec l’affaire Tesson. Il s’agit de l’obsession de la droite républicaine avec Taylor Swift, la sympathique chanteuse, milliardaire, et désormais fan de football américain, qui serait, selon eux, une marionnette de la gauche, une « façade pour une opération politique déguisée », comme le rapporte Rolling Stone. Son crime : elle a soutenu Joe Biden en 2020, et risque fort de réitérer. Comme le souligne Freddie de Boer, la droite MAGA appelant au boycott de la chanteuse n’est rien d’autre qu’une forme de « virtue signaling », et « ils sont engagés dans des actions ou des attitudes visiblement politiques qui n’ont en fait aucune conséquence matérielle et qui sont donc faites purement pour la perception publique, comme une forme d’autopromotion. »
La gauche démocrate, pas en reste, affiche un soutien indéfectible à la chanteuse qui peut confiner au ridicule, comme le note encore de Boer, puisque désormais dire que l’on aime ou non la musique de Swift est perçu comme un acte politique, une ligne de démarcation, alors que « ces choses [aimer ou ne pas aimer un artiste] sont politiquement inertes. […] Le soutien à Taylor Swift en tant que symbole politique pourrait un jour accomplir… quoi, exactement ? Rendre une femme immensément riche et influente encore plus riche et plus influente ? » Les combats politiques sont ainsi bien trop souvent aujourd’hui des combats d’arrière-garde, des pauses de m’as-tu vus sur des sujets qui, au fond, n’ont pas grande importance politique, comme la musique de Taylor Swift et les livres de Sylvain Tesson. De Boer : « L’art c’est de l’art et non de la politique. »
L’appel au boycott d’artistes ou d’intellectuels est maintenant un réflexe pavlovien, à droite comme à gauche. Mais c’est surtout un constat d’impuissance : plutôt que de mener une action sur le terrain politique, on se contente de marquer quelques points sur des cibles faciles dans le jeu de la perception publique.
- Avec les fées, par Sylvain Tesson, 2024, Équateurs, 224 pages.