illustration Laurent Theillet/Sud-Ouest
Cet été, un article du Tages-Anzeiger sur la discrimination scolaire a fait du bruit, récoltant plus de 400 commentaires sur le site du journal avant que ceux-ci ne soient fermés. S’appuyant sur une étude de l’Université de Berne, l’article titre que « l’école discrimine les enfants issus de ménages ayant moins d’instruction », et dénonce le fait que, « en Suisse, les enfants de parents universitaires ont deux fois plus de chances d’obtenir un diplôme universitaire que les enfants de parents non universitaires ».
Chiffres à l’appui : à l’âge de vingt ans, 38% des jeunes dont les parents sont universitaires ont obtenu une maturité gymnasiale, contre seulement 14% pour les autres. À vingt-cinq ans, 7% des jeunes dont les parents ne sont pas universitaires détiennent au minimum un Master. Pour les jeunes dont les parents sont universitaires, c’est le double, 14%.
Une des raisons à cela, nous indique le Tagi dans un autre article, est que les parents universitaires poussent leur progéniture à aller au gymnase, même quand ceux-ci ne sont pas de bons élèves et seraient plus heureux dans une autre voie. D’après l’article, il y aurait jusqu’à 25% de tels élèves au gymnase. De plus, les parents universitaires, privilégiés, ont davantage de ressources pour payer par exemple des cours de soutien scolaire. Ces parents craindraient de perdre en statut social, si leur enfants ne faisaient pas des études de droit ou de médecine, pour citer les disciplines les plus prestigieuses.
C’est regrettable, bien sûr, et il ne sert à rien de forcer des jeunes dans des filières d’éducation qui ne leur conviennent pas, les rendent improductifs, voire même malheureux. À l’inverse, il est bien sûr dommage que des jeunes qui profiteraient d’une formation universitaire y renoncent par manque d’encouragement ou de moyens. Les chiffres sont incontestables. Néanmoins, je dois bien admettre que ces chiffres ne me semblent pas particulièrement surprenants, et le terme « discrimination » exagéré.
Il y a deux présupposés qui sous-tendent l’article mais ne sont pas clairement énoncés, et je suis convaincu que ces deux présupposés sont faux.
Le premier présupposé est que sans discrimination les pourcentages devraient être les mêmes pour les jeunes issus d’une famille d’universitaires ou non. Admettons que l’on puisse se défaire des biais cités plus haut, qui augmentent injustement le pourcentage des familles ‘académiques’. Devrions-nous alors trouver les mêmes valeurs dans les deux groupes ? Probablement pas, pour des raisons assez simples à comprendre. Les enfants et les jeunes ne choisissent pas une profession par hasard : ils sont influencés par l’exemple de leurs parents. On devient agricultrice, mécanicien, avocate, chercheur, parce que nos parents le sont. Pas systématiquement, mais assez pour biaiser la distribution. Je ne vois pas de problème particulier avec ce constat. Au contraire, je trouverais triste si l’on était aucunement influencé par nos parents dans le choix d’un avenir professionnel. Deuxièmement, les chats ne font pas des chiens : les enfants de parents universitaires ont davantage de chances d’hériter de traits qui faciliteront leur scolarité. Non pas qu’ils soient plus « intelligents », mais l’école sélectionne pour des capacités particulières, pour une facilité à avancer dans le système. Certains rejettent ce constat, sans doute parce qu’ils n’aiment pas l’idée que la loterie génétique détermine beaucoup de ce que l’on va devenir. Je comprends le sentiment, mais se voiler la face ne sert pas à grand-chose. Du haut de mon mètre soixante-neuf, je peux prédire sans grands risques de me tromper que mon fils ne signera jamais un contrat avec la NBA. Et vous savez quoi ? c’est OK. De plus, bien entendu, l’environnement dans la famille vient renforcer tout ça : les parents ayant fait des études ont une culture de l’école davantage présente et seront plus à-mêmes d’aider leurs enfants à réussir. C’est peut-être injuste, mais pas en tant que tel discriminatoire.
Le second présupposé est plus problématique. En filigrane, ces articles et cette étude semblent suggérer qu’obtenir un titre universitaire serait en quelque sorte « mieux » que de par exemple suivre un apprentissage. Mais en vertu de quoi ? Même économiquement, cela n’a rien de sûr. Au contraire des États-Unis, le diplôme universitaire n’est pas garantie d’un salaire plus élevé. En Suisse, fort heureusement, l’obtention d’un titre universitaire n’est pas vu comme le saint Graal par la majorité de la population. Un des articles cités soutient que la Suisse serait à la traîne, aurait des décennies de retard. Allez dire ça aux Anglais et aux Allemands qui nous envient notre système d’apprentissage !
Dirigeons-nous pour terminer, et pour ouvrir le cercle en quelque sorte, aux États-Unis. Et je ne le répéterai jamais assez : lisez Freddie de Boer, qui a tant de choses intéressantes à dire sur l’éducation et la culture. Dans un article intitulé ‘l’éducation et la loterie génétique’ (‘Education and the gene grab bag’), de Boer pose le problème assez simplement. Admettons-nous, oui ou non, que les étudiants ne partent pas avec le même potentiel éducatif ? Admettons-nous que, en plus des indéniables disparités sociales et économiques, les différences génétiques jouent aussi un rôle important ? Ne pas l’admettre, c’est embrasser l’idée du ‘blank slate’ (table rase), qui demande de croire que seuls les apports extérieurs peuvent expliquer les différences dans le succès éducatif et académique. De Boer :
« La pensée de la table rase nuit aux plus démunis dans ce système, car son insistance sur l’égalité du potentiel de chacun soutient l’idée du « juste dû » que les conservateurs emploient toujours pour défendre les inégalités. »
Ne minimisons pas pour autant l’importance du déterminisme environnemental, mais les deux forment un entrelacs qu’on ne peut pas complètement disséquer. Jean Rostand, dans ses Pensées d’un Biologiste, écrivait que « l’acquis n’est pas moins déterminé que l’inné, et la part du déterminisme héréditaire réduit simplement celle du déterminisme circonstanciel ». Albert Jacquard nous rappelait aussi que le problème, dans l’expression « l’inné et l’acquis », tenait à ce qu’on se méprenait sur le sens du mot et, c’est-à-dire, on ne réalise pas le caractère profondément lié et insécable de la relation entre inné et acquis. Le message important, c’est que l’on ne peut négliger ni l’un, ni l’autre.
Citons encore de Boer, pour conclure :
« Une fois qu’on cessera d’insister sur le fait que le seul résultat noble pour les enfants est d’aller dans une des vingt meilleures universités et de rejoindre les rangs de notre classe brahmane, nous pourrons considérablement élargir le but de l’école et nos définitions de la réussite. Mais si vous ne le faites pas, notre système néolibéral continuera à essayer d’utiliser le processus méritocratique comme le seul outil pour parvenir à la « justice sociale », avec en prime le résultat que ceux qui peinent dans ce système seront amenés à croire qu’ils méritent leur triste sort. »