Il est partout en ce moment, faisant preuve d’un véritable don d’ubiquité médiatique. Je veux parler de Robert F. Kennedy Jr. (RFK Jr.), fils de Bobby Kennedy, neveu de JFK. L’ avocat, l’activiste, et – désormais – le candidat à la présidence américaine, court les podcasts en vue, tels Joe Rogan, Russell Brand, ou Lex Fridman. Il possède même sa propre plateforme.
Je me méfie de l’étiquette ‘théoricien du complot’ (‘conspiracy theorist’), qui en ce moment semble être jetée à tout vent, sans guère de scrupules, dans le but de discréditer à peu de frais. Pour Kennedy Jr., je dois bien admettre que la barque est chargée : la cancer du Wifi, les tueries en masse aux Etats-Unis attribuées aux antidépresseurs, doutes sur les causes du SIDA, la CIA derrière les assassinats des Kennedys, et, surtout et avant tout en cette ère covid, la croyance que les vaccins tuent plus de gens qu’ils n’en sauvent…
Plusieurs de ces théories fumeuses sont abordées dans le long entretien (plus de deux heures) donné à Lex Fridman, que j’ai écouté quasi en intégralité. On parle beaucoup du physique de Kennedy Jr. : à 69 ans il en paraît facilement dix de moins, et les images de lui à la gym, torse nu et bien musclé, sont très partagées sur le net. J’ai donc été surpris par le timbre de sa voix : il souffre d’une maladie rare nommée dysphorie spasmodique, qui altère sa voix d’une manière étrange. Maintenant, quant au contenu, que dire ? Le problème avec Kennedy Jr., c’est qu’il ment ou qu’il déforme de nombreux faits, comme le souligne fort justement Sam Harris. Deux exemples reportés par Harris suffiront : RFK Jr. a calomnié le pédiatre Paul Offit, l’accusant d’avoir touché plus de 180 millions de dollars (!) de la pharma Merck ; dans un registre moins grave, le journaliste Jake Tapper de CNN relate comment Kenndedy lui prête des propos inventés et déforme une brève relation de travail qu’ils ont eue. Ceci étant établi, comment, durant un entretien de plus de deux heures, trier le bon grain de l’ivraie ? Impossible de ‘fact-checker’ ces nombreuses assertions en temps réel… Fridman ne fait guère plus que mentionner l’existence de contradicteurs (sur le thème des vaccins), et d’encourager les auditeurs à écouter les autres les points de vue (ce qui me semble tout de même être le service minimum !…) Si Fridman ne sert pas la soupe à Kennedy Jr., il est quand même assez passif.
Quant à ces contradicteurs dans les domaines médical et scientifique (desquels, soit dit en passant, RFK Jr. n’est pas un expert), on peut compter sur Vincent Racaniello, professeur à Columbia et animateur de l’excellent programme radio This week in virology, ainsi que Paul Offit, pédiatre et spécialiste des vaccins, déjà mentionné ci-dessus. Ils en discutent ici. Mais aussi bons et informés qu’ils soient, ces commentateurs ont de la peine à répondre au challenge RFK Jr. Pourquoi ? Et pourquoi les complotistes sont-ils désormais si ‘mainstream’ qu’ils peuvent se présenter à la présidence américaine avec quelque chance de succès ?
Pour comprendre, je me suis replongé dans l’excellent petit livre du philosophe, journaliste et auteur britannique Julian Baggini, intitulé ‘A short history of truth: consolations for a post-truth world’ et publié en 2017 aux éditions Quercus (ma traduction) :
Les [complotistes] ont presque certainement tort, mais simplement les rejeter avec un rire condescendant manque la marque. Les théories du complot persistent non pas parce que les gens sont fous, mais parce que certaines vérités sont, et ont toujouts été, cachées. […] L’idée que certaines vérités sont cachées, ou ‘ésotériques’, et aussi vieille que la civilisation humaine. […] Les ‘théoriciens du complot’ font ainsi deux hypothèses correctes : que des vérités importantes sont parfois cachées, souvent derrière des mensonges délibérés, et que ceux qui les cachent le font en général pour protéger leurs intérêts.
À l’aide de quelques exemples, Baggini montre qu’on ne peut d’emblée rejeter une assertion parce qu’elle a été identifiée comme une théorie du complot. Ainsi, il nous faut un moyen de distinguer entre le plausible et l’invraisemblable… Comme il le souligne, le problème est que bien souvent nous n’avons pas le temps ou l’expertise pour opérer cette distinction. Ajoutons à cela l’érosion de la confiance accordée aux experts, et nous nous retrouvons dans une situation, en ce début de 21e siècle, ou de plus en plus de personnes acceptent ces théories, cela même en absence de preuves.
La situation va désormais clairement trop loin, d’après Baggini. En prenant l’exemple de Donald Trump, quand un président élu peut proférer mensonge sur mensonge, sans honte ou risque de censure, ‘la distinction entre la paranoïa et le soupçon justifié est devenue dangereusement floue’.
Baggini poursuit :
‘Le problème est en partie l’échec de réaliser qu’avoir de bonnes raisons de croire qu’il existe de nombreuses vérités dissimulées n’est pas une raison pour croire la plupart des déclarations de les avoir découvertes. Bien des choses que nous pensons être vraies peuvent être fausses parce que quelqu’un nous trompe. Mais il est imprudent de déduire que quelque chose est caché en l’absence de preuve solide. […] Afin de ramener les théories du complot en marge de la culture, loin de la position centrale qu’elles occupent aujourd’hui, il n’est besoin que d’un recalibrage de nos facultés sceptiques.’
Trouver le juste milieu. Être raisonnablement sceptique, que ce soit envers les ‘théories’ ou envers la ‘version officielle’ qu’on a le droit de ne pas avaler comme un cachet sans un petit moment de réflexion. Mais pas d’équivalence ici : comme nous le suggère Baggini, calibrons-nous donc comme David Hume, pour qui un homme sage proportionne ses croyances aux preuves disponibles…
On en revient à Sam Harris, qui dans son podcast, à propos de RFK Jr., conclut, sur une ligne similaire, pourquoi il ne se prêterait pas au jeu du ‘débat’ (ma traduction d’après la transcription) :
‘Et il y a certaines personnes à qui on ne devrait pas parler à moins de faire le travail de calibrer pleinement à l’avance son détecteur de ‘bullshit’, et de pointer du doigt leur tendance à négliger les faits, et même le mensonge pur et simple, qui a précédé cette interview. Et si vous ne faites pas ce travail, vous êtes irresponsable.’
- A short history of truth: consolations for a post-truth world, par Julian Baggini. Quercus, 2017, 192 pages.