Image: Dessin de la lune par Galilée, vers 1610.
Justin Smith-Ruiu est l’intellectuel vivant le plus intéressant que je connaisse. Philosophe et historien des sciences, grand spécialiste de Leibniz (comme Bertrand Russell, tiens tiens), il est d’origine états-unienne mais depuis 2013 est professeur à l’Université de Paris. Auteur de nombreux livre, tels Irrationnality ou The internet is not what you think it is – le dernier en date, On Drugs, je ne l’ai pas encore lu – , il représente la synthèse unique des sciences humaines et naturelles, à la fois dans ses intérêts et son érudition.
Smith-Ruiu a publié ses écrits d’abord sur son blog puis sur Substack : il est le rédacteur en chef de The Hinternet, une publication dont la description mérite le détour (traduite de l’anglais) :
“Hinternet est un magazine fictif, publié principalement en ligne mais disposant également d’une édition papier qui grandit. Attention, nous ne disons pas qu’il s’agit d’un magazine de fiction ; nous disons qu’il s’agit d’un magazine fictif, c’est-à-dire un magazine qui n’existe pas réellement en dehors d’un univers imaginaire, à l’instar des Cahiers du sens ou de la Paris Review of the Mind. Si vous le lisez, il est probable que vous vous soyez vous-même retrouvé, d’une manière ou d’une autre, dans cet univers fictif.“
Smith Ruiu, qui écrit donc en principe en anglais, vient de publier début novembre, pour la première fois si je ne m’abuse, un texte rédigé en français sur Hinternet: C’est la Lune qui nous rend humains.
La lune comme chef d’orchestre de nos fixations biologiques et culturelles… À lire absolument.
Une des grandes vertus de Smith-Ruiu est de reconnaître l’impact de la condition humaine et du monde physique qui est le nôtre sur… à peu près tout, de nos rituels à nos croyances, de notre compréhension du monde à nos derniers développements techniques. Il faut un esprit tel que le sien pour savoir faire un pas de côté, c’est-à-dire ni tomber dans l’ornière du luddisme ni mettre les œillères du tout technologique.
Extrait :
La révolution agricole n’a eu lieu qu’hier ; la révolution industrielle, il y a à peine un instant ; la révolution numérique, elle, a commencé à se dérouler il y a à peine une milliseconde. Avant tout cela, nous avons des centaines de milliers d’années de vie culturelle parmi les diverses espèces du genre Homo, impliquant nécessairement des représentations riches et profondes — et aujourd’hui partiellement reconstituables — du monde naturel et de notre place en son sein. Et avant cela encore, nous avons des milliards d’années d’évolution organique en échange constant avec la nature.
Croire que nous puissions dire quoi que ce soit sur ce que c’est qu’être un homme ou une femme, un être humain ou un animal, un croyant ou un non-croyant, un théiste ou un naturaliste, sans tenir compte de tout cela — sans même prêter attention aux animaux, aux plantes, aux corps célestes dans le ciel nocturne — mais en en débattant uniquement entre nous en ligne, comme si cela avait toujours été notre condition, comme s’il pouvait avoir le moindre sens de formuler des affirmations sur ce que nous sommes sans la moindre pensée pour la nouveauté et l’anomalie extrême de notre forme de vie actuelle — cela n’est rien d’autre que de l’idiotie, les vocalisations creuses d’êtres qui se connaissent encore moins qu’une intelligence artificielle ne les connaît. Quelles strates nous portons en nous ! Se contenter de la métaphysique du moment revient pratiquement à admettre que notre temps est révolu.
C’est la Lune qui nous rend humains, The Hinternet, Justin Smith-Ruiu, 2025
