« Vous parlez aux morts ? »
Étienne remua son café et répondit :
« Je ne peux pas dire ça, non. Pas comme nous parlons tous les deux en ce moment. C’est plus subtil. »
Derrière le comptoir, le patron se tenait penché sur ses avant-bras. Le coin de son œil s’agitait, comme taquiné par une mouche invisible.
« Je ressens leur présence, reprit Étienne. Je les vois dans mon imagination.
— Et qui vous voyez ?
— Ça dépend. Le plus souvent, des défunts qui ont un lien fort avec l’endroit où je me trouve.
— Ils vous disent des choses ?
— Pas avec des mots. Ce sont des images, des ressentis. Ou même des odeurs. Je perçois des choses au travers de mon corps. Je n’entends pas des phrases. C’est plutôt un murmure qui m’entoure. J’appelle ça le murmure des disparus. »
Étienne trempa ses lèvres dans son café. Les clients de la table d’à côté, réunis autour d’un pot de blanc, avaient suivi chaque mot de la discussion. L’un d’eux dit :
« C’est comme la fille Pache, à Bottens. Elle a le don.
— Celle qui a marié le dentiste ? demanda son voisin.
— Non, pas cette Pache-là. Je parle de la fille du Pierre. Elle a le don, y paraît.
— Oh, moi je crois pas à ces histoires, intervint le troisième. C’est comme l’astrologie, Madame Soleil et tout ça… C’est pas sérieux. » Il se tourna vers le patron : « Et toi, Franz, tu y crois, aux astrologues ? »
Le bistroquet ne répondit rien. Le coin de son œil clignait toujours.
Étienne s’essuya la bouche avec sa serviette, puis dit :
« L’astrologie, ça n’est pas très sérieux, vous avez raison. La médiumnité, c’est autre chose. Je communique avec ce que j’appelle le monde spirituel. Mais je peux commettre des erreurs, je suis un être humain avant tout. Je prends ce que les esprits veulent bien me confier. Tenez, depuis un petit moment, je sens l’esprit d’un monsieur, ici avec nous.
— Quel genre ?
— Un papa. Est-ce que l’un de vous aurait perdu son papa ? »
Trois têtes se tournèrent vers le patron. Étienne enchaîna :
« Je suis indiscret. Oubliez ce que j’ai dit. »
Franz indiqua du menton une photo contre le mur, sur laquelle on le voyait en compagnie d’un vieil homme.
« Mon père est mort il y a deux ans », dit-il en se frottant la nuque.
« Vous n’êtes pas obligé de faire ça », dit Étienne.
Franz l’encouragea à poursuivre d’un geste. Étienne ferma les yeux une seconde, son gros corps gonflant le tissu de sa chemise. Le patron et les trois clients le regardaient.
« Encore une fois, je n’ai pas toute la vérité. J’interprète les signaux que je reçois.
— Allez-y.
— J’ai besoin que vous répondiez oui ou non aux éléments que je vais vous donner. Vous pouvez vous contenter d’un signe si vous préférez. (Franz hocha la tête.) Votre papa, je sens qu’il est décédé brutalement. Il a eu des problèmes de santé. Vous approuvez, bien. Il me dit qu’il avait du caractère. Il venait du terroir. Les origines, c’était très important pour lui. (Étienne fit une pause.) Il me dit qu’il a eu une vie difficile. C’est quelqu’un qui s’est fait tout seul. Il me montre que pour lui la famille était très importante, mais que dans sa famille il ne savait pas toujours dire les choses. C’est correct ? Bien. Il me fait sentir qu’il était toujours très fier de vous. Mais il ne savait pas comment vous le dire. (Nouvelle pause.) Je sens un regret, une tristesse. Il regrette de ne pas avoir parlé davantage avec vous. Et de ne pas avoir parlé avec… votre… sœur ? Vous avez bien une sœur ? C’est bien ce que je pensais. Ne soyez pas surpris, ces choses-là me viennent comme ça. Comment ? Vous dites une sœur et un frère, tous deux plus âgés ? Oui, je le vois maintenant. Je sens de l’amour pour vous trois. Il est très fier de ses enfants, même s’il ne l’a pas dit souvent en paroles. »
Étienne s’épongea le visage avec son mouchoir.
« Je crois qu’il vaut mieux que je m’arrête là. Je ne veux pas entrer dans des détails trop intimes en public. »
L’un des clients dit :
« C’est juste ce qu’il a dit ? Hein, Franz, c’est juste ? »
Malgré ses efforts, Étienne n’arrivait pas à lire le visage fermé du bistroquet. Lorsque celui-ci fit le tour du bar et s’approcha de sa table, Étienne se raidit. Franz restait debout sans rien dire. Son tic avait cessé.
« Le café, c’est offert par la maison », dit-il enfin. « Vous prendrez bien un petit alcool ? Pruneau, Calva, Williamine ?
— Un Calva, avec plaisir. »
Les clients le regardèrent déguster son Calva en souriant. « Santé ! » lancèrent-ils en levant leur verre de blanc. Étienne leva son verre à son tour. L’alcool lui fit monter le rouge aux joues.
« Ça c’est un vrai, dit l’un des buveurs.
— C’est sensationnel.
— C’est comme la fille Pache. »
Franz ne parlait pas. Il avait retrouvé sa posture derrière le comptoir.
Étienne fit tourner le verre dans sa main. Il n’était pas friand d’eau-de-vie, mais il détestait refuser ce qu’on lui proposait gratis. Il savourait sa prestation. Ah, cette belle intuition sur la sœur ! Le vrai talent, songea-t-il, c’est beaucoup de travail associé à une pointe de chance. Un café et un Calva offerts, ce n’était rien, mais cela lui mettait du baume au cœur. Il en ressentait le besoin, surtout après ce calamiteux salon de la voyance. Les visiteurs avaient été au rendez-vous, il ne pouvait prétendre le contraire, mais ceux-ci se baladaient, en curieux, et souvent rechignaient à payer pour une séance complète – la crise, encore elle. Son stock de carte de visites avait fondu, c’était au moins ça, et il espérait que la clientèle se manifesterait dans les mois à venir pour justifier son investissement. Le montant pour la location de son espace lui restait en travers de la gorge. Il avait restreint les mètres carrés au minimum, mais le prix demeurait élevé. Sans compter la nuit d’hôtel et le long trajet en voiture qui le contraignait à faire des haltes dans des coins perdus.
La voix des buveurs capta soudain son attention :
« C’est un médium qu’il faudrait à la châtelaine.
— Tu peux y aller ! Elle ne sort plus de chez elle depuis que son mari est mort.
— Ça fait combien de temps ?
— Deux ans. »
Cela titilla la curiosité d’Étienne, qui demanda qui était cette femme.
« La châtelaine ? C’est la propriétaire du Château de Rovéaz, sur les hauts du village. Vous connaissez, le domaine viticole de Rovéaz ? (Étienne fit une moue perplexe.) Non ? Ah tiens ! De toute façon elle ne s’en occupe plus. Elle ne s’en est jamais occupé. Pas plus que son mari à l’époque. Il se contentait de faire un tour dans le vignoble de temps en temps.
— Ils n’ont jamais travaillé la vigne, intervint un des clients. C’est Denis Parmelin qui est chef de culture. Depuis 1995. Et avant lui c’était… le nom m’échappe…
— Jean-Paul Ruchaz.
— Voilà !
— Mais le Denis, c’est un bon. Il a fait les écoles, et tout. »
Étienne s’efforça de redresser le cap de la conversation :
« Vous parliez de son mari. Vous dites qu’il est mort ?
— Il y a deux ans, oui. Elle ne s’est pas remariée. Il faut dire qu’elle a passé huitante ans aujourd’hui. Elle vit seule dans le château. Elle ne reçoit personne. De temps en temps une femme vient pour s’occuper du ménage, mais c’est tout.
— On la voyait souvent au village, avant. Maintenant c’est rare. Elle n’a plus toute sa tête, la châtelaine, mais elle n’est pas méchante. Sûr que si quelqu’un pouvait lui donner des nouvelles de son mari, ça lui ferait plaisir. »
Étienne se laissa aller contre le dossier de sa chaise et caressa son menton. Après tout pourquoi pas ? songea-t-il. Cela ne lui coûtait pas grand-chose de faire un saut par le « château ». La vieille devait être riche, puisqu’elle possédait un domaine viticole. Peut-être pourrait-il en faire une cliente. Il demanda, l’air de ne pas y toucher, où se trouvait la demeure.
« Pas loin. Vous suivez la route jusqu’à l’église, puis vous prenez à droite, le chemin qui monte à travers les vignes. Le château est au bout du chemin, vous ne pouvez pas le manquer. Il y a un portail, mais il n’est pas verrouillé. »
Étienne remercia pour les informations et se leva pour prendre congé. Le bistroquet le regarda partir. Il hocha la tête lorsqu’Étienne le salua. Les trois clients commandèrent un nouveau pot et reprirent leur conversation.
À l’extérieur le soleil tapait dur. Étienne monta dans sa voiture et grimaça lorsqu’il s’assit sur le siège brûlant en similicuir. Il suivit l’itinéraire indiqué, roulant au pas car le chemin était étroit. Bientôt les maisons disparurent et furent remplacées par les vignes, de chaque côté de la route. Il eut l’impression de plonger dans une marée verte et dense, qui se repaissait avec avidité du soleil de midi.
Étienne arriva en vue du Château de Rovéaz, qu’il reconnut pour une maison de maître datant du 19e siècle. Il stoppa devant un large portail de fer forgé et coupa le moteur. Comme promis, le portail était ouvert. Il remonta une allée gravillonnée, profitant du couvert d’un chêne centenaire pour détailler la maison. La façade en pierre était à moitié mangée par le lierre. Un balcon, lui aussi la proie des mauvaises herbes, surplombait le perron. Étienne hésita un instant, puis frappa deux coups avec le heurtoir et attendit. Il s’apprêtait à frapper encore lorsque la porte s’ouvrit doucement. Une petite femme se tint dans l’entrebâillement. Des cheveux gris encadraient un visage ridé, mais ces yeux verts avaient quelque chose d’enfantin. Le hall derrière elle était plongé dans l’obscurité. La vieille sourit : « Oui ? »
Étienne s’inclina, en profitant pour admirer le collier et les bracelets que portait la châtelaine.
« Madame, excusez-moi de vous déranger. Je m’appelle Étienne Schneider. Je viens de l’auberge communale. De chez Franz. »
La femme le dévisageait toujours, un sourire sur sa bouche grise. Étienne essuya ses mains moites sur son pantalon, puis reprit :
« Je me suis laissé dire que vous pourriez avoir besoin de mes services. Je crois savoir, pardon Madame, que votre mari n’est plus ? »
La vieille pencha la tête sur le côté d’un coup sec, un peu comme une poule. Elle souriait toujours, mais un pli barrait maintenant son front.
« Peut-être que je peux faire quelque chose pour vous, reprit Étienne. Voici ma carte. »
Elle saisit le petit rectangle de carton. Elle le tint tout contre son visage et lut, d’une voix à peine audible : « Étienne Schneider – Médium ». La vieille retourna la carte ; le dos était vierge.
« Tout ceci peut vous paraître étrange, mais croyez-moi je ne suis pas un charlatan. Franz peut confirmer.
— Médium, dit une nouvelle fois la vieille.
— C’est exact. C’est mon modeste talent. Mais peut-être n’êtes-vous pas familière avec la médiumnité ? Il s’agit d’entrer en contact avec le monde spirituel qui nous entoure. Je ne prétends pas que je parle avec les esprits, oh non. C’est plus subtil. Il s’agit avant tout d’écouter, d’être attentif. C’est parfois des sons, des couleurs. Il m’arrive de sentir des odeurs. Mais le message est clair pour moi. Vous comprenez, j’écoute une voix, j’écoute le murmure des disparus. »
La vieille pencha la tête de l’autre côté. Une moue d’incompréhension avait remplacé le sourire. Étienne se gratta le front.
« J’ai le don, dit-il. Comme la fille Pache ! »
La bouche ridée prit la forme d’un « O ».
« Accepteriez-vous de me recevoir à l’intérieur quelques instants ? »
Elle sourit à nouveau, puis s’écarta pour le laisser pénétrer dans la maison. Le plafond était haut, les murs recouverts d’une tapisserie usée. Étienne la suivit dans le salon, où régnait la pénombre. Il y faisait une température agréable en comparaison de la fournaise extérieure.
« Ah, les vieux murs épais, dit Étienne, il n’y a rien de tel pour garder un intérieur au frais ! J’imagine que vous fermez les volets pour vous protéger de la chaleur ?
— La lumière me fait mal aux yeux », dit la châtelaine.
Elle lui désigna une chaise, une antiquité aux accoudoirs troués d’où sortait le rembourrage, et Étienne y comprima tant bien que mal son corps pour s’asseoir.
« C’est une bien belle maison que vous avez là.
— Un château, corrigea-t-elle.
— Bien sûr, pardonnez-moi. Et les vignes alentour sont à vous ?
— Toutes jusqu’au village. Plus un hectare de l’autre côté de la route cantonale.
— La vigne, c’est la reine des cultures. Le vin, le breuvage le plus noble !
— Je ne bois que de l’eau.
— Pour être honnête je ne bois guère non plus. Un petit verre de temps en temps, pour le cœur. »
Étienne se tut et inspecta la pièce du regard. L’ensemble du mobilier semblait de valeur, mais en piteux état. Des moulures au plafond indiquaient l’ancien emplacement d’un lustre. Il ne vit aucune photo de famille. Allez, songea Étienne, au travail :
« Comment s’appelait votre mari, Madame ?
— Claude. C’était le meilleur des époux. Aujourd’hui tout est différent. »
Elle soupira. Étienne observa un moment de silence, puis dit :
« Il vous manque, bien entendu.
— Non. Comment pourrait-il me manquer ? »
Elle eut un petit rire.
Étienne passa sa langue sur ses lèvres. Ça s’annonçait compliqué. La châtelaine gardait ses mains sur les genoux. Elle demanda :
« Vous parlez aux morts, c’est bien ça ?
— En quelque sorte. Comme je vous l’ai expliqué, il est difficile de trouver un terme adéquat pour caractériser cette relation. Le verbe parler est trop fort. Il s’agit davantage d’entrer en résonance avec les esprits. De s’ouvrir à leur présence, de capter leurs messages. Le ressenti est très important, et je dois vous dire, pour être honnête, que je peux me tromper. Je suis un être humain avant tout. J’accepte simplement ce que les défunts me confient. »
La bouche de la vieille se serra.
« Vous parlez aux morts ? répéta-t-elle.
— Euh… oui. »
Elle sourit, satisfaite. Son corps se balançait de gauche à droite. Étienne reprit :
« En ce moment, par exemple, je ressens quelque chose. Une vibration. Une présence.
— Vraiment ?
— Oui. C’est là, tout autour de nous. Un esprit qui a habité cette maison. Un esprit qui est attaché à elle, et à vous, par la même occasion. Un esprit qui est là avec nous, dans ce salon. Je crois qu’il s’agit de Claude.
— Que voulez-vous dire ? Claude ne peut pas être avec nous dans le salon, puisqu’il est à la cave. »
Voilà autre chose, se dit Étienne.
« Les esprits se déplacent sans peine d’une pièce à l’autre. Ils ne sont pas limités par les murs. »
Elle le regarda sans comprendre. Puis à nouveau un sourire se forma sur son visage.
« Je vais vous emmener à la cave, pour que vous puissiez parler à Claude, dit-elle de sa voix douce.
— Je vous assure que ce n’est pas nécessaire… je peux aussi bien percevoir les vibrations ici. Elles sont fortes, croyez-moi. Je n’ai pas souvent l’occasion de ressentir une telle présence. Votre mari avait une forte personnalité, n’est-ce pas ? Vous n’êtes pas obligée de répondre, bien entendu. Si mes questions vous embarrassent, ne répondez que par un hochement de tête. Claude avait donc une forte personnalité. Il savait ce qu’il voulait. Il ne s’en laissait pas compter. Cela, bien sûr, attisait la jalousie de certains. (La châtelaine écoutait sans remuer un cil.) Claude était un homme avec des principes. Il était respecté pour ça. (Silence.) Le plus important, c’est qu’il vous aimait. Il regrette de ne pas vous l’avoir assez dit. C’est une véritable détresse que je ressens à cet instant. Claude est enfin heureux de pouvoir vous dire à quel point vous comptiez pour lui. Vous et le domaine, c’était tout son bonheur. »
La vieille pencha la tête de côté. Étienne guettait une réaction, tandis que le balancier du morbier faisait plusieurs aller et retours dans le salon autrement silencieux.
« Allons à la cave, dit la vieille. Pour que vous parliez à Claude. »
Elle se leva. Étienne sentit une vague de lassitude peser sur ses épaules. Il extirpa tant bien que mal son corps de la chaise, puis suivit la vieille femme dans le corridor.
« Vous avez des soucis d’électricité ? » demanda-t-il tout en la suivant le long du couloir obscur.
« Lorsque Claude est revenu, dit-elle sans s’embarrasser de répondre à sa question, il a décidé de s’installer à la cave. Il s’y plaît bien. Il y passe le plus clair de son temps. »
Comme ils s’enfonçaient dans les entrailles de la maison, l’aspect du corridor changea : des murs blanchis à la chaux remplacèrent le papier peint et le tapis fit place à un sol de pierre inégal. Ils stoppèrent devant une porte faite de planches grossièrement ajustées. La châtelaine l’ouvrit à l’aide d’une clé d’un autre âge, puis elle s’écarta pour laisser passer Étienne.
Il jeta un œil à l’intérieur et ne vit d’abord rien. Il frissonna lorsque l’humidité de la cave l’enveloppa. Comme il accommodait sa vision, il distingua le contour de larges tonneaux.
« C’est une cave à vin, dit Étienne.
— L’ancienne. Celle d’origine. Elle n’est plus utilisée depuis des années. La nouvelle est plus grande. Les fûts ne sont plus en chêne, mais en aluminium. »
Elle gloussa, puis dit :
« Faites attention. L’escalier. »
Étienne réalisa qu’il se trouvait à une bonne distance du sol de la cave. Pour descendre il fallait emprunter un escalier en pierre, dont les marches étroites donnaient d’un côté contre le mur, et de l’autre sur le vide. Il n’y avait pas de rambarde. Étienne fit jouer un vieil interrupteur sur le pas de la porte, sans résultat.
« Vous n’avez pas la lumière ?
— Claude n’aime pas ça. Il préfère le noir.
— Oh. »
Étienne considéra les marches, éclairées par un rectangle de lumière pâle en provenance du corridor. Il les descendit d’un pas précautionneux, en se guidant d’une main contre le mur, car elles étaient humides et glissantes. Les fûts de chêne alignaient leur gros corps ovale contre la paroi opposée. Les portettes n’étaient plus en place : une ouverture étroite apparaissait, plus sombre que le bois, à la base de chaque tonneau. Ils semblaient tous vides.
« Vous aviez raison, Madame. Je ressens dans cette pièce des vibrations plus fortes que dans le salon. Claude a laissé une empreinte importante en ces lieux.
Les murs suintaient. Il identifia un bruit de gouttes provenant d’il ne savait où. Il renifla une odeur de bois humides. Il se retourna. La vieille se tenait sur le seuil.
« Je vous laisse avec Claude, dit-elle. Il se trouve dans le tonneau du fond.
— Comment ? Que voulez-vous… Hé ! »
Il se précipita tandis qu’elle claquait la porte, plongeant la cave dans le noir.
« Attendez ! »
Étienne dérapa sur une marche au milieu de son ascension – la malchance voulut que son pied trouva le vide, entraînant le poids de son corps du mauvais côté –, tenta en vain de se raccrocher aux pierres lisses et humides, puis chuta lourdement à côté de l’escalier. Un os de sa jambe craqua avec un bruit sec et il hurla de douleur. Il demeura couché sur le flanc, cherchant à retrouver ses esprits dans l’obscurité totale. Sa jambe blessée lui fit venir les larmes aux yeux.
Il cria à s’en faire exploser les poumons :
« Héééééé ! »
Il parvint au prix d’une douleur terrible à changer de position et se retrouva sur le dos. Il pouvait sentir la paroi de l’escalier tout contre lui. Il répéta ses appels, espérant d’une seconde à l’autre voir la porte s’ouvrir sur la châtelaine. Celle-ci ne pourrait jamais le soulever, mais au moins appellerait-elle les secours. Mais la vieille n’arrivait pas, tandis que le froid glacial du sol de pierre traversait ses vêtements.
Il entendit alors un bruit dans la cave. Un raclement. Il chercha à distinguer quelque chose dans le noir. Ses yeux traquaient en vain la lumière absente, son cerveau lui faisait voir des taches lumineuses là où il n’y avait rien, alors il se concentra sur son ouïe : le bruit venait du côté des tonneaux. De l’intérieur de l’un d’eux, devina-t-il à l’écho. Son esprit devint peur et douleur mêlées. Il se mit à sangloter. Il appela à nouveau, mais sa voix n’était plus qu’un souffle noyé dans les pleurs.
Le raclement reprit, puis le son changea comme la chose s’extirpait du tonneau. Cela tomba par terre avec un bruit mou, puis se traîna sur le sol en direction de l’escalier. Étienne geignit. Il agrippa le rebord des marches et tira de toutes ses forces pour se hisser, mais il ne parvint qu’à se faire mal et retomba sur le dos.
Un nouveau bruit se superposa au raclement. Étienne l’entendit : c’était un chuchotement, un flot de paroles inintelligibles comme sortant de la gorge d’un mourant.
Un murmure.
FIN