Le Frisé a décidé de renforcer la porte de derrière à l’aide de planches prélevées sur un vieux tonneau. Il cogne comme un sourd avec son marteau, d’un geste qui n’est pas sûr. Quand il se tape sur les doigts, il pousse une gueulée qu’on entend jusqu’au fin fond de la cave. Armindo me regarde alors de ses yeux brillants et il hausse les épaules. Cet accès n’a pas besoin de renforcement. Mais si le Frisé se sent de planter des clous…
Armindo se lève. Il fait quelques pas de sa démarche chaloupée. Sa main droite court le long des ventres froids des cuves pour se guider. De l’autre il tient un pot en étain. Il s’arrête devant la cuve numéro quatre, sort une petite clé de sa poche et ouvre le guillon. Tandis que le vin coule dans le récipient, je range les restes de notre repas : la peau d’un saucisson et une boîte vide de lentilles au lard qu’on a fait cuire sur le réchaud. Je fourre tout ça dans un sac poubelle, puis je balaie la table du revers de la main.
Armindo remplit deux verres de numéro quatre. C’est un de mes préférés. Un Chasselas d’Aubonne, provenant des vignes des frères Péclard. Il est trouble, parce qu’on ne l’a pas passé sur filtre. Je mouille mes lèvres dans le vin sans attendre. Une saveur fruitée et piquante m’envahit la bouche, puis le nez, avant d’escalader les conduits qui mènent à mon cerveau.
Ici on n’a pas d’eau… mais on a de l’Aubonne !, je pense.
Armindo m’a promis que si je répétais cette blague encore une fois devant lui, il me mettait sa main sur la gueule. Vu ses pognes je me retiens de la dire à voix haute, même si j’en ai très envie. Je glousse tout seul, bêtement, et Armindo me jette un regard noir comme s’il lisait dans mes pensées. Il hausse les épaules et avale une gorgée. Le haussement d’épaules est devenu son principal mode de communication.
Un bougonnement résonne dans le passage, puis la silhouette longiligne du Frisé apparaît. Sa mine sombre et ses doigts bleus nous renseignent sur l’avancée des travaux. Je lui remplis un verre de blanc, qu’il accepte d’un hochement de tête avant de s’asseoir sur un tabouret. Nous attaquons le troisième litre de la journée.
Nous avons installé la grande table dans la travée des cuves, ce qui réduit le trajet pour se servir à boire. L’air y est plus froid que dans le bureau, plus humide et il y flotte des relents d’alcool mêlés à l’odeur de tuyaux en caoutchouc. Il fait sombre, car seules des bougies nous éclairent, mais cela nous convient.
Nous buvons en silence. Armindo avale ses verres presque cul sec, ne laissant qu’un fond de liquide qu’il sirote ensuite par petites lampées. Le Frisé boit avec régularité. Il conserve son verre tout contre lui, comme s’il craignait qu’on le lui pique. Quant à moi, mes lèvres épousent le rebord du verre comme une ventouse. J’aspire le vin plus que je ne le bois. Parfois, mon esprit s’égare et j’oublie d’avaler ; je reste accroché à mon verre par ma muqueuse comme un poisson nettoyeur dans un aquarium. Nous passons le temps au rythme de nos déglutitions.
Soudain, un bruit de moteur.
Le Frisé tourne la tête de droite à gauche. Il cherche la source du bruit dans la pièce. Armindo s’est dressé sur ses jambes, renversant son tabouret. Trop vite, car le haut de son corps se balance d’avant en arrière ; il plante ses poings sur la table pour se stabiliser. Je me suis levé à mon tour. Nous nous dirigeons vers le soupirail en nous tenant les uns aux autres, sorte d’hydres à trois têtes et autant de paires de mains, certaines accrochées fermement à un verre. À travers les interstices des planches condamnant l’ouverture nous pouvons observer la route. Nous ne voyons rien, mais nous entendons plus distinctement un diesel. Il est proche.
Nous suivons la travée. Nous empruntons une volée de marche jusqu’à la double porte de chêne, puis nous retirons aussi vite que nous le pouvons la barre de métal qui scelle la porte. Le Frisé contrôle à travers un œilleton que la voie est libre. Je sors le premier, immédiatement ébloui par la lumière du soleil. Armindo est sur mes talons. Il s’est muni de sa bêche, dont le fil est aiguisé comme un rasoir. Le Frisé est resté en arrière, dans l’embrasure de la porte. Ses narines palpitent, à la recherche de la moindre effluve suspecte.
Je traverse prudemment la cour du bâtiment pour atteindre le trottoir au bord de la route. Sur la gauche, celle-ci tourne rapidement à angle droit et disparaît derrière les maisons du village. Sur la droite, après quelques centaines de mètres, elle rejoint la route cantonale. Le bruit provient de quelque part dans le village, mais nous ne voyons rien. Le véhicule est alimenté par Dieu sait quel distillat artisanal car le moteur pétarade et hoquette.
Armindo s’est approché de moi. Le son s’intensifie. Il va déboucher dans notre champ de vision d’une seconde à l’autre.
Puis le bruit diminue et, bientôt, se tait. L’engin est parti sans que nous puissions l’apercevoir. Un étrange écho habite mes oreilles – à moins que ce ne soit réel ? Est-ce toujours le moteur que j’entends ?
Armindo grogne quelque chose d’incompréhensible et s’en retourne vers la cave en traînant sa bêche derrière lui. Le raclement du métal sur le béton me fait grincer des dents, mais je le suis sans rien dire. À moitié dissimulé derrière la porte, le Frisé agite toujours son nez de fouine, les yeux inquiets. Ma main tapote son épaule d’un geste qui se veut rassurant, mais il frémit comme sous le coup d’un électrochoc. La peur le bouffe, le Frisé.
Je m’arrête pour contempler l’extérieur des portes : de longues estafilades couvrent leur surface, et par endroit des éclats de bois ont été arrachés. Mais ces dommages sont superficiels. Les crevures peuvent toujours essayer d’entrer par là. Leurs ongles et leurs doigts cèderont avant les portes.
Nous verrouillons avec soin, puis nous regagnons la table et le pot de vin que nous avons entamé. Nous nous remettons à boire en silence. Quand pour la dernière fois avons-nous aperçu un véhicule ? Il y a un mois ? Davantage ? Ce dont je suis sûr, c’est que la fréquence de ces apparitions diminue. D’ici peu, nous n’entendrons plus rien.
Je repense à l’un de nos premiers visiteurs, et son visage m’apparaît avec une netteté surprenante. Impossible de me souvenir de son nom. Il conduisait un 4×4 couvert de boue. Sur le toit, un tas d’objets hétéroclites arrimés par de la grosse corde. Il nous avait trouvés grâce au drap qui flotte sur le toit de la cave coopérative, et qui porte l’inscription « SECOURS » écrite par Armindo à l’aide d’un morceau de charbon. Je n’ai pas encore décidé s’il signifie que nous pouvons offrir du secours ou si nous en réclamons.
Le visiteur nous a serré la main avec enthousiasme. Rémi était encore des nôtres. Nous avons rentré le véhicule à l’intérieur. Le voyageur avait la quarantaine, une barbe noire et luisante, de petits yeux bleus. Il cherchait de l’eau, bien entendu. Nous avons dû couper court à ses espoirs. Tout le réseau d’eau potable était contaminé. Quant à la source qui alimentait les deux fontaines du village, elle était également souillée par les crevures. La majorité des habitants étaient tombés dans ce piège.
Le visiteur escomptait rejoindre les montagnes. L’épidémie, selon lui, avait épargné les vallées les plus retirées. Armindo et moi en doutions, mais nous avons préféré nous taire. Deux mois que nous ne captions plus d’émission radiophonique, et les nouvelles n’avaient jamais fait part d’un « havre » dans les montagnes. Le Frisé lui a expliqué qu’il valait mieux patienter ici, car l’armée américaine ne tarderait pas à débarquer pour nous tirer tous de là. L’autre a hoché la tête, mais il n’avait pas l’air convaincu.
Pour l’occasion, nous avons sorti une bouteille de la réserve plutôt que de boire au tonneau ou à la cuve. Rémi a débouché le vin – il était guilleret, on aurait dit qu’il recevait un client pour une dégustation –, mais le type a dit qu’il ne buvait pas. On a tous ouvert de grands yeux. Il a dit que bon, il prendrait un fond de verre.
Il nous a proposé de l’accompagner. On a refusé. Je crois que Rémi a hésité un instant, mais quand il a vu notre réaction il a dit comme nous. Le type est parti seul. Il a pris la direction des montagnes, espérant trouver en chemin de l’eau potable. Peut-être qu’il y est arrivé, qu’il savoure en ce moment l’air des cimes. Peut-être que les crevures l’ont bouffé.
Le temps s’écoule visqueux, une vraie lie de vin après le débourbage. Une semaine que le bruit de moteur s’est fait entendre, et depuis plus rien. Je coche les jours contre la paroi d’un grand fût en chêne à l’aide d’une craie.
Aujourd’hui, Armindo a sorti une bouteille de Pinot de sa réserve personnelle, ce qui signifie qu’il a une mauvaise nouvelle à annoncer. Il a perdu l’habitude de parler. Sa gorge fait un bruit comme quand on racle le graillon dans la casserole :
« Les gars, faut faire une virée dehors. »
Le Frisé tient son verre par le pied, fait tourner le vin d’un geste mécanique. Son œil droit cligne avec frénésie. Je fixe mes souliers.
« Faut regarnir le stock de bouffe », reprend Armindo d’une voix un poil moins caverneuse. « Bientôt plus de quoi nous éclairer non plus. »
Armindo n’a jamais été un causeur, et depuis que nous avons trouvé refuge dans la cave ça ne s’est pas amélioré. Ces quelques phrases lui arrachent une grimace d’effort. L’œil du Frisé clignote de plus belle. Après avoir descendu mon verre d’une lampée, je dis qu’on préparera l’expédition demain. Armindo hausse les épaules de soulagement. Son regard flou se pose quelques secondes sur moi. Il m’est reconnaissant. Je lui dois bien ça, après tout. C’est moi qui les ai convaincus, lorsque l’épidémie a atteint son paroxysme, que la meilleure chose à faire était de nous barricader à l’intérieur de la cave et d’y attendre du secours.
Il nous sert à nouveau de son vin, qui coule dans notre gorge comme un fortifiant.
Les sorties doivent être préparées avec le plus grand soin. Parfois c’est une promenade de santé. Parfois ça vire au cauchemar. Et nous perdons Rémi.
Le lendemain matin, je passe une bonne heure à vérifier le Renault : huile, pression des pneus, batterie. Le réservoir est à moitié plein, ce qui est suffisant pour nous permettre de parcourir la dizaine de kilomètres qui nous séparent de la zone commerciale, retour compris. Armindo fixe une grande caisse sur le relevage du tracteur. Elle nous servira à stocker nos trouvailles, pour autant que nous ayons de la chance, car le butin se fait plus maigre à chacune de nos sorties. Je dépose mon fusil militaire dans la caisse, chargé d’un plein magasin.
Le Frisé fait les cent pas. Il reste pour garder la maison. C’est un bon caviste, mais pour le reste, sans vouloir être méchant, il ne vaut pas grand-chose.
Le Renault se trouve dans l’entrée, à quelques mètres des doubles portes, garé à côté d’un vieux pressoir à vis placé là pour la décoration. Le tracteur est un modèle viticole, doté d’un châssis étroit qui lui permet de circuler entre les lignes. Je l’ai choisi parce qu’il est assez petit pour tenir à l’intérieur. Il fait pourtant trente chevaux, et pousse des pointes jusqu’à quarante kilomètres à l’heure en descente. Sur la carrosserie d’un bel orange vif, un autocollant annonce en lettres vertes : biodiesel, accompagné d’une marguerite qui arbore un large sourire. C’est un bon engin. C’est le tracteur de Chollet. Mais Chollet est mort, et il n’en a plus l’utilité.
Les portes s’ouvrent sur un grincement, et nous partons. Le Frisé nous adresse un signe du bras tandis qu’il referme les battants derrière nous.
Direction la route cantonale. La voie est droite sur deux kilomètres, bordée de jeunes marronniers. Au delà, les champs de céréales à l’abandon, devenus un repaire d’herbes folles. Armindo écrase la pédale. On taille un bon trente à l’heure. On pourrait aller plus vite, mais la conduite d’Armindo laisse à désirer : il tire à gauche, et je dois plusieurs fois saisir le volant pour qu’on ne termine pas dans le talus. Coincé dans l’angle de la cabine, qui est conçue pour une seule personne, je tiens mes genoux serrés sous mon menton.
Un kilomètre plus loin, une voiture de la gendarmerie, échouée sur le bas côté, nous regarde arriver de ses yeux de phares cassés. Armindo ralentit. Nous saluons la voiture de la main. C’est devenu un rituel. Il n’y a pas d’occupants dans le véhicule ; ils sont morts ou disparus depuis longtemps. Tant mieux pour eux. Ils seraient verts de nous voir circuler avec au moins deux pour mille dans le sang.
En chemin, nous apercevons une crevure errant à travers champs. Elle lève sa tête moisie vers nous, puis elle fait quelques pas dans notre direction. Nous sommes déjà loin. J’aurais pu essayer de la dégommer avec mon arme, mais à cette distance je ne suis pas un très bon tireur et je n’aime pas gâcher la munition. Armindo fait le haussement d’épaules qui signifie qu’il est mal à l’aise. Je le réconforte d’une petite tape : une crevure isolée ne représente pas un grand risque.
Après une petite demi-heure de trajet, nous rejoignons la zone commerciale. Nous entrons dans le parking et zigzaguons entre les véhicules abandonnés. L’hypermarché est le premier bâtiment que nous croisons. Il n’y a plus rien à en tirer : les derniers pillards l’ont déserté après l’avoir consciencieusement vidé. Puis vient le Brico-loisir, où nous avons déjà récupéré beaucoup de matériel. C’est ici que nous pourrons trouver de quoi renouveler notre éclairage. Nous possédons une vieille lampe à pétrole et un stock de combustibles, mais elle pue tellement que nous préférons nous éclairer à la bougie.
Armindo stoppe le Renault devant le coin jardin, qui est à ciel ouvert, et nous descendons du tracteur. Après ce long trajet nos corps sont déboussolés. Trop d’air, trop de lumière, trop d’espace.
Je récupère mon fusil d’assaut et passe la sangle autour de mon épaule. Armindo a amené sa bêche avec lui. Elle n’a pas l’air impressionnante, mais entre ses mains elle devient redoutable. Je l’ai vu fendre une crevure en deux d’un seul coup avec cette bêche.
Les étalages extérieurs du Brico-loisir sont dégarnis, mais certains articles n’ont pas eu de succès auprès des pillards, comme les pots de fleurs, les parasols et les tondeuses à gazon. Je caresse le flanc brillant d’une tondeuse Honda avant de l’abandonner en soupirant.
Les serres sont intactes. Sans doute y trouve-t-on encore un beau choix de cactus. À l’intérieur du magasin on n’y voit pas grand-chose ; nous nous munissons de nos lampes torches. La prudence dicte de patienter une minute en silence, à l’affût du moindre bruit. Il faut être prudent, les crevures aiment se cacher dans les coins sombres.
Je hoche la tête une fois la minute écoulée et nous avançons le long des rayonnages. Ceux des bougies sont vides, mais nous avons plus de chance dans la réserve, où nous remplissons un caddie de plusieurs cartons. J’en déballe un : elles sont blanches, entourées d’une coque de plastique rouge et surmontées d’un chapeau doré. Je dis que je crois que ce sont des cierges. « Alléluia », répond Armindo.
Nous remplissons le caddie avec ce qui nous semble utile, puis nous retournons d’où nous sommes venus. Armindo pousse le caddie. Je le suis, mon fusil entre les mains. Nous chargeons nos trouvailles sur le tracteur.
De l’autre côté du parking se trouve un bâtiment aux murs de tôles roses et bleues, flanqué d’une grande enseigne : « Autour de bébé ». Nous amenons le Renault devant l’entrée principale. Les portes automatiques ne fonctionnent plus, alors Armindo les force avec sa bêche. Il fait moins sombre que dans le Brico-loisir, car la toiture est en partie vitrée. Les étalages sont bien fournis. Couches-culottes et landaus sont alignés sur les présentoirs. Le lino du sol est recouvert d’autocollants qui mettent en scène des bébés rieurs, des animaux souriants, des monstres gentils. Tout en couleur. Pourtant, la lumière qui pénètre par le plafond, chiche et grise, rend toutes ces couleurs ternes, et les sourires de ces créatures apparaissent soudain sournois, moqueurs, comme s’ils savent quelque chose que j’ignore. Je leur tire la langue. Armindo me regarde, réprobateur, un poing sur la hanche. Je baisse les yeux et fais mine de vérifier la sécurité de mon arme.
Quelques minutes sont nécessaires pour localiser les rayons de nourriture. Je lâche un sifflement : ils sont pleins à craquer de petits pots pour bébé. Armindo fait son haussement d’épaules qui veut dire : la vache !
Je consulte les étiquettes. Blédinor. Délicieuse bouillie d’avoine et de légumes du marché. Jusqu’à trois ans. BB-food 100% naturel. Savoureuse purée de pommes de terre additionnée de viande de bœuf sélectionnée. De un à quatre ans. Je regarde, mais il n’y a pas de steak-frites en pot. Dommage. Je ne cracherai pas sur un bon steak-frites. Je me contenterai de ce qu’il y a. Notre caddie se remplit en quelques secondes. Il faudra faire un second voyage.
Une heure plus tard, la caisse à l’arrière du Renault est pleine à craquer de bouffe et de matériel. Je m’éponge le front avec ma manche. Toute cette activité m’a lessivé. Armindo est aussi à la peine. Mais nous ne devons pas nous arrêter. Jusqu’ici nous avons eu de la chance. Tâchons de la conserver.
À nouveau installé dans l’habitacle du tracteur, nous reprenons la route sous un ciel merdeux, lourd de stratus qu’aucun vent n’évacue. Je suis fébrile sur le trajet du retour. Tout c’est bien passé. Pourtant je n’oublie pas de corriger la conduite d’Armindo. Ce serait dommage de terminer dans le fossé parce qu’il n’arrive pas à tenir la ligne.
Nous adressons de nouvelles salutations à la voiture des gendarmes. Plus qu’un kilomètre et nous seront chez nous, où le Frisé fera une drôle de tête en voyant notre butin.
Armindo conduit sans rien dire. Je ne sais pas quelles pensées traversent son crâne, tandis qu’il nous mène sur la grande route déserte. Peut-être plus rien, après tout ce qu’il a vécu. Ça lui a fait mal de perdre sa femme. Au boulot, il n’arrêtait pas de s’en plaindre, mais je crois qu’il aurait bien aimé finir sa vie avec elle, profiter d’une retraite paisible, une fois de retour au Portugal. Il aurait mieux valu qu’elle meure. Au lieu de ça, elle a été contaminée et s’est transformée en crevure. Pauvre Armindo. Elle a essayé de le manger. Il a dû l’étrangler de ses propres mains avant de mettre le feu à son cadavre. Pour une fois, je ne regrette pas d’être célibataire.
Nous quittons la cantonale pour prendre la direction du village. La route longe les arbres de Favre, aux branches desquels plus un seul fruit ne pend. Des branches tordues, maladives, laissées à l’abandon du feu bactérien. Armindo prend le virage sans même ralentir. Ma tête ballottée vient donner contre la paroi de la cabine. Il ricane sans quitter la route des yeux ; il met les gaz et le tracteur gronde de puissance. Je devrais l’engueuler mais je me marre aussi. Plus qu’une centaine de mètres à parcourir.
Armindo lâche les gaz lorsque la cave est en vue. Quelque chose ne va pas.
« Bordel de merde ! » je lâche.
La cour est remplie de crevures.
Les roues du Renault s’immobilisent. Ils sont nombreux, des dizaines. Ils déambulent, la bouche ouverte, le regard éteint. Quelques-uns s’agglutinent contre les portes de chêne, et appuient contre de leurs bras moisis. Derrière, le Frisé doit être en train de faire dans son pantalon, en maudissant notre absence. La voie est bloquée. Impossible de rentrer le tracteur – et nous avec – à l’abri.
J’échange un regard avec Armindo. Comment est-ce qu’ils ont su ? Je repense à la crevure isolée que l’on a croisée à l’aller. Peut-être. Ces saloperies sont malignes comme des rats.
Quelques crevures nous ont repérés et avancent dans notre direction. Nous n’allons pas pouvoir rester immobiles éternellement. Le coin de la lèvre d’Armindo se soulève, dévoile l’éclat blanc de ses dents. Il passe le bout de sa langue rose dessus.
Quatre crevures titubent vers nous. La plus proche a perdu ses bras, mais sa mâchoire est grande ouverte et ses dents jaunes me foutent la trouille.
Armindo écrase la pédale des gaz. Le tracteur rugit et bondit en avant. Le côté droit du véhicule se soulève comme nous roulons sur la crevure sans bras. Le suivant se prend l’avant du tracteur dans les dents et disparaît de notre vue. Armindo braque, change de vitesse, puis contourne un petit groupe qui tente de nous encercler. Il fait marche arrière et deux crevures disparaissent sous les roues du Renault. « Dégage de là ! » je dis comme une créature au crâne en lambeaux s’agrippe à la portière. Une autre s’est hissée sur le tracteur et enroule ses bras autour du tuyau d’échappement vertical.
Armindo pousse un cri et le Renault repart dans une secousse. La crevure lâche prise et disparaît à son tour sous les roues. Je lance un coup d’œil vers les portes : une dizaine de créatures s’y pressent encore, trop pour que nous puissions passer sans dommage. J’imagine que le Frisé ne perd pas une miette des événements et se tient prêt à ouvrir dès que la voie sera libre. En tout cas je l’espère, car sinon on est vraiment dans la merde.
Le tracteur fait un grand arc de cercle pour se positionner à l’extrémité de la cour. Des cadavres de crevures jonchent le béton. Certains, réduits à des troncs sans jambes, rampent dans notre direction en s’aidant de leurs bras. Les autres se sont regroupés. Ils poussent des grognements sinistres.
« On n’y arrivera pas comme ça ! », je hurle. Armindo hausse les épaules. J’ignore s’il approuve ou s’il s’en fout. Pas le temps de pavoiser. Je me glisse par-dessus Armindo et j’ouvre la portière. Il m’attrape le bras et secoue vivement la tête, mais je le repousse avant de me laisser tomber au sol.
« Je vais les attirer par là ! », je braille en tendant le bras vers le côté est du bâtiment. « Dès que la voie est libre, tu rentres le tracteur et tu viens m’ouvrir la porte de derrière ! »
Les yeux brillants d’Armindo me dévisagent une seconde, puis il grogne et la portière se referme dans un claquement. Je saisis mon fusil d’assaut dans la caisse d’équipement et je me mets à courir. Mon équilibre est incertain et je me casse presque la gueule par terre. Il ne manquerait plus que ça, une cheville foulée…
Je pousse une gueulée en direction des crevures. Les têtes pourries se tournent vers moi.
« Je suis là ! Venez me bouffer, saloperies ! »
J’agite les bras. Les créatures hésitent. Puis elles se mettent en mouvement. Pari gagné : la plupart délaissent les portes. Pour se diriger, hum-hum, vers moi.
Je recule lentement et épaule mon fusil. Du coin de l’œil, je vérifie que le passage menant de l’autre côté du bâtiment est libre. Il s’agit d’un espace d’un mètre environ séparant le mur de la cave d’une haie de thuyas.
Un gros ban de crevures progresse dans ma direction. Cela en laisse une poignée pour Armindo. Il fera avec.
Je dois me concentrer pour ne pas fuir à travers le passage. Il faut que je les attire encore un peu plus loin de l’entrée. Ils tendent leur bras vers moi. Leurs membres sont désarticulés, mais ils avancent vite. Un grognement sourd s’élève de cette mêlée immonde. À cette distance je distingue leur visage.
Putain. L’un d’eux, qui a le cuir chevelu arraché sur la gauche du crâne et qui a perdu un œil, je le reconnais : c’est Amiguet, le pasteur.
J’épaule mon arme et je vise la tête du pasteur. C’est pas une vie, encore moins pour un homme de Dieu. C’était un bon type et il ne méritait pas ça.
Mais je ne parviens pas à ajuster mon tir, ma vision est instable. La détonation claque dans l’air. Mon coup passe un bon mètre à côté et traverse le torse d’une grosse crevure, qui ne remarque rien et continue d’avancer.
Les portes de la cave s’ouvrent à la volée, accompagnées d’un craquement sonore : le Frisé jaillit à l’extérieur en hurlant. Dans ses mains, un échalas au bout duquel s’enroule un chiffon enflammé. Il agite sa torche improvisée pour faire reculer les crevures restées devant l’entrée. Il fait signe à Armindo. Celui-ci n’a pas attendu son geste pour mettre les gaz et foncer vers les portes.
Ils semblent tenir le bon bout. J’aimerais pouvoir en dire autant.
Je recule jusqu’à l’entrée du passage. La puanteur que dégagent les crevures me monte à la tête. Je n’ai jamais rien senti d’aussi dégueulasse.
Je positionne mon fusil d’assaut en mode rafale. Je le cale du mieux que je peux contre mon épaule, je vise au milieu du groupe, puis je presse la détente. Les détonations claquent tandis que je vide mon chargeur en moins de deux secondes. Le recul a fait partir le canon vers le ciel et les dernières cartouches ont raté leur cible, mais j’ai quand même mis un joli boxon dans les rangs des crevures. La moitié d’entre elles sont à genoux ou se tordent par terre. Je ne vois plus la chose qui avant était Amiguet.
Ce n’est pas suffisant. Le reste est prêt à se jeter sur moi. Tenant mon arme contre mon corps, je m’élance dans le passage. Le fusil est bouillant et je me brûle la peau du cou. Cri de douleur. Je n’arrête pas de courir pour autant.
Je fonce en faisant de mon mieux pour ne pas me casser la gueule. Plus qu’une dizaine de mètres à parcourir.
Je stoppe net. Une crevure vient d’apparaître à l’extrémité du passage et bloque ma fuite. Derrière moi, les grognements se rapprochent. Je fonce sans réfléchir. Je hurle à m’en faire péter les poumons. Je plonge de tout mon poids contre la créature, utilisant le fusil comme bélier. Je tombe par-dessus la crevure et roule sur le gravier. Je me relève d’un bond, et enfonce plusieurs fois la crosse de mon arme contre sa face jusqu’à en faire de la bouillie.
J’halète comme un chien et mon cœur est prêt à exploser. Mes poursuivants sont encore dans le passage étroit, se poussent les uns les autres, gémissent. Je vais y arriver, je me dis.
Je longe l’arrière du bâtiment. Mon salut se trouve de l’autre côté d’un empilement de caisse de bouteilles.
Nom de Dieu. Quatre crevures se dressent entre moi et la porte.
Elles m’attendaient. Plus malins que des rats.
Elles marchent dans ma direction. Les autres ne vont pas tarder à débouler du passage. Je n’ai même pas la force de pleurer, de crier, ou de maudire le monde qui m’a vu naître. Mon fusil tombe à mes pieds. Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression qu’un gigantesque poids quitte soudain mes épaules. Tu as essayé, oui. Tu as fait de ton mieux. C’est comme ça.
Ils font cercle autour de moi. Le plus proche est très grand, avec des bras musculeux. Son visage est couvert de croûtes, de sang séché. Ses dents sont jaunes et sa langue est noire. Peut-être l’ai-je rencontré, avant.
Un rugissement formidable déchire l’air, et soudain l’une des crevures s’affaisse au sol. Je cligne des yeux : Armindo est là, debout, sa bêche encore fichée dans le dos de la créature. Il cale le corps pourri avec le pied tandis qu’il retire son outil d’un geste vif. Armindo pousse un nouveau cri tandis qu’une crevure se jette sur lui. Un coup de bêche emporte la moitié du crâne de la chose. Le Frisé surgit à son tour, muni d’une bouteille d’eau de vie de sa réserve personnelle. Un torchon imbibé est enfoncé dans le goulot. Il y fout le feu et la jette sur les deux crevures restantes. La bouteille se brise et libère une boule de feu qui engloutit les créatures. Elles se tortillent sur le sol sans parvenir à étouffer les flammes qui les dévorent. Le Frisé m’a toujours soutenu que cet alcool titrait fort. Je le crois, maintenant.
« Ha ha ha », jubile le Frisé. Il fait des petits bonds sur place. « Brûlez, crevures !… Brûlez, salopes, cannibales, fumiers, pourritures !… Fascistes !… Buveurs d’eau !… »
Les veines de son cou palpitent et ses yeux sont prêts à sauter hors de leurs orbites. Armindo et moi le tirons de force à l’intérieur et refermons la porte. Nous verrouillons le loquet comme des corps s’abattent sur le panneau, et que des bouches inhumaines vocifèrent des cris de rage.
Nous revoilà dans les ténèbres protectrices de la cave. Sauvés.
Je remplis nos verres en prenant soin de ne pas verser de gouttes à côté, puis je laisse le pot de numéro deux sur la table. C’est le dernier, je dis.
Terminé, le Gamay. Je regrette déjà son fruit, sa chaleur. Sa belle couleur de fruit rouge.
La lumière des bougies donne un teint de jaunisse à Armindo et au Frisé. Ou peut-être que la lumière n’y est pour rien. Leurs yeux brillants fixent le pot de vin.
Je demande si quelqu’un veut manger quelque chose. Il nous reste quelques pots pour bébé. Personne n’a faim. Le vin est une nourriture, après tout. Il contient tout ce dont nous avons besoin. Le vin est la vie. La survie.
Les crevures assiègent la cave depuis plusieurs semaines. Leurs membres putrides se fatiguent en vain contre nos murs et nos portes. Nous les entendons gémir, grogner et hurler à toute heure.
Le Frisé est devenu fou. Ou plutôt, il a atteint un nouveau palier dans sa folie. Il se ronge les ongles, et lorsqu’il a fini avec les ongles, il se ronge la chair des doigts. Ses croûtes n’ont pas le temps de sécher qu’il les attaque à nouveau. Parfois, on l’entend murmurer que les Américains arriveront bientôt.
La présence des monstres de l’autre côté du mur n’a pas troublé Armindo. Je crois que plus rien ne peut le troubler. Quant à moi, j’inspecte matin, midi et soir les portes et soupiraux pour vérifier que tout est hermétiquement fermé.
Les crevures ne sont pas notre unique souci : les fûts se vident. Je l’ai dit aux autres mais ils s’en foutent. Le Frisé est trop occupé à ronger ses mains. Armindo hausse les épaules. Seulement maintenant il les hausse sans que ça n’ait plus aucune signification.
Qu’allons-nous devenir ? Nous qui sommes peut-être les derniers survivants du pays ? Non, ça n’est pas possible. Il doit y en avoir d’autres. Comme nous, ils attendent. Peut-être les Américains, comme le répète le Frisé. Mais je ne crois pas qu’ils viendront.
Je me lève pour remplir à nouveau le pot. J’ignore ce qui se passera lorsque nous aurons épuisé tout notre vin.
Lorsque je cogne contre le ventre des tonneaux, ceux-ci me renvoient un son terrifiant, le plus horrible que j’aie entendu de ma vie.
Ils sonnent creux.
FIN