J’examinai avec admiration l’appendice caudal qui prenait naissance sous les hanches galbées. Le travail était si finement réalisé qu’on ne pouvait établir de sépa- ration nette entre la chair et les écailles. Rien à voir avec ces collages indélicats que l’on vendait dans les marchés de la basse ville. Ici, le tissu humain se transmutait pour devenir un tissu ondin; l’épiderme s’épaississait, prenait des reflets d’argent, puis se séparait en fines lamelles qui s’emboîtait merveilleusement les unes dans les autres.
« Eh bien, qu’en dis-tu ? » demanda Konge d’une voix où perçait un accent de fierté. Je hochai la tête, ne trouvant pas de mots. Konge était un artiste. Il interpréta correctement mon silence et me passa un bras sur l’épaule en riant. « Je savais que ça te plairait, Troldmand. »
Je me penchai par-dessus le rebord du grand aqua- rium. « Bonjour », dis-je à l’ondine. Elle leva ses yeux clairs vers moi, clignant des paupières. Elle maintenait sa bouche sous la surface. Konge s’agaça de son silence.
« Réponds donc, petite ! Tu n’as pas peur de M. Trold- mand, hein ? » Elle sortit complètement la tête de l’eau. Un miracle se produisit lorsqu’elle parla : le timbre de sa voix évoquait un ruisseau d’eau pure cascadant sur les galets. « Bonjour, M. Troldmand. »
À cet instant je compris que j’achèterai la sirène à Konge, quel que fût son prix. Je crois qu’il le comprit lui aussi, car il ne me sortit pas son baratin habituel.
Je le connaissais depuis longtemps. Il avait comme moi fréquenté l’école de médecine, mais lui n’avait jamais achevé sa formation. Au lieu de cela, il s’était tourné vers la bio-ingénierie, travaillant pour les indus- tries les plus avancées – celles qui payaient le mieux. Il ne s’était tourné vers l’art que des années plus tard. Sa première galerie me semblait bien modeste, quand je la comparais à la vaste halle où nous nous trou- vions. Ses œuvres de jeunesse – oiseaux-souris, serpents à pattes et autres grenouilles multicolores – n’avaient intéressé qu’une poignée d’excentriques. Quel parcours depuis ! Sa prochaine collection (dont il m’honorait de la primeur) battrait sans doute des records. Elle avait pour thème : chimères et mythologie. Il s’y consacrait depuis plus de six ans.
« Prépare-toi à être surpris ! » m’avait-il dit en ouvrant les portes à double battant donnant sur la gale- rie. Un puissant éclairage nimbait tout l’espace d’une lumière crue. Une odeur d’antiseptique flottait dans l’air. La halle était parsemée de grands cubes opaques, chacun renfermant une œuvre : Konge ne voulait pas déflorer la surprise du public en lui permettant de voir de loin ce qui s’y trouvait. Il m’avait guidé jusqu’au cube le plus proche. À l’intérieur, je devinais une forme tapie dans la pénombre, de l’autre côté d’une barrière.
« Salut mon toutou ! » Konge avait tendu la main. La forme s’était mise sur ses pattes et s’était approchée en jappant. Trois langues pendantes se mirent à lécher la main de Konge à travers la barrière. Trois langues, trois gueules, un seul corps. « Comment va mon petit Cerby ? C’est le chien-chien à son papa… » Une seule queue qui battait frénétiquement de plaisir.
Le chien à trois têtes me paraissait dénué d’inté- rêt maintenant que je voyais la sirène, ses cheveux courts et bruns collés par l’eau sur son front blanc et sa
poitrine menue qu’elle ne cherchait nullement à cacher. Je voulais qu’elle parle encore pour jouir de l’éclat de sa voix, mais déjà Konge m’entraînait hors du cube d’exposition, prétextant qu’il y avait encore beaucoup à voir. Pourtant je ne pouvais libérer mon esprit de l’image de la sirène, aussi extraordinaires que fussent les œuvres qui m’attendaient. Je ne jetai qu’un œil distrait au minotaure. Je fis un vague compliment sur les couleurs chamarrées du serpent à plumes. Je flattai l’encolure de Pégase, tout en feignant la déception lors- que Konge m’apprit qu’il était incapable de voler. Le centaure faillit m’arracher un bâillement. Mon esprit était resté prisonnier auprès de l’ondine. Konge devait l’avoir remarqué mais il ne montrait aucun signe d’im- patience. Au contraire, il prenait son temps pour me présenter chaque pièce de sa collection, y compris les mineures.
Lorsque nous retournâmes dans le bureau de Konge, en annexe de la galerie, je me laissai tomber dans un fauteuil. Lorsque je lui fis part de ma volonté d’acquérir la sirène, il sourit en me posant la main sur l’épaule.
« Une œuvre va toujours de pair avec un acheteur », me dit-il. Pour lui il était évident que nous nous étions trouvés, elle et moi. Toutefois, m’expliqua-t-il, je devais comprendre qu’il ne me la céderait pas immédiatement. Après tout, elle était une pièce majeure de l’exposition.
Fort bien, pensai-je, je m’en accommoderais.
« Combien ? »
Konge passa sa langue sur ses lèvres, hésitant, puis articula un chiffre. Exorbitant. Je restais silencieux quelques secondes, le visage impassible. Je m’éclaircis la gorge : « Prépare le contrat de vente, veux-tu ? »
Installer le grand aquarium chez moi monopolisa une armée de déménageurs et de techniciens pendant
une journée entière. Konge vint en personne superviser le travail. Il m’expliqua comment faire fonctionner l’ap- pareillage qui filtrait en permanence l’eau de l’aquarium afin de la maintenir propre. Avant de partir, il s’appro- cha du bassin et caressa la tête de l’ondine. « C’est ici qu’on se quitte, ma petite. Tu te montreras aimable avec M. Troldmand, hein, ma jolie ?
— Oui, M. Konge », répondit-elle de sa voix docile aux accents merveilleux.
Lors de ma première visite, j’avais demandé à mon vieil ami comment il s’y était pris pour lui donner ce timbre exquis : « Du tâtonnement… un peu de techni- que… une touche de talent. Et infiniment de patience. » Il n’avait pas cru nécessaire d’approfondir la question.
Je découvris bien vite que la sirène, bien qu’elle n’eût que quelques années d’existence, disposait d’un vocabu- laire très satisfaisant. « C’est M. Konge qui m’a appris, me dit-elle. Il m’a donné des leçons. Il voulait que je sache bien parler. » C’était remarquable, je devais le reconnaître. D’autant plus que si l’ondine avait des traits humains, son développement cérébral s’apparen- tait davantage à celui d’un chimpanzé – toujours d’après Konge. Pourtant, elle aurait presque pu faire illusion et passer pour une jeune fille de l’espèce Homo sapiens. Si l’on exceptait sa queue de poisson, bien entendu.
Je ne pus guère profiter de mon acquisition les premières semaines après son arrivée, car je croulais sous le travail. Je passais plus d’heures dans ma salle d’examen que dans mon appartement. Je comptais sur Gudrun, ma domestique, pour veiller aux bons soins de ma sirène. La vieille femme avait posé sur elle un regard dépourvu de curiosité, celui auquel avait droit la chemi- née ou les meubles du salon lorsqu’elle les époussetait.
« Qu’est-ce que ça mange ? » avait-elle simplement demandé.
Pour tenter de rendre ses journées moins monotones, je fis installer un écran de télévision dans le mur en face de son aquarium. Elle apprit très vite à commander vocalement à l’écran, et elle passait de longues heures à regarder les programmes. Lorsque mon travail me le permettait, je me consacrais presque exclusivement à l’ondine. Je ne me lassais pas d’entendre sa voix. J’aimais caresser ses cheveux, puis laisser glisser ma main sur ses épaules, le long de la cambrure de son dos, jusqu’aux écailles froides mais si douces au toucher. Elle s’abandonnait à mes mains en souriant.
« M. Troldmand ? » commença-t-elle un jour, tandis que je me débarrassais de ma veste sur la chaise la plus proche et expédiais mes chaussures dans un coin de la pièce. Je sortais d’une longue opération ; j’étais exté- nué. « Oui ? » répondis-je tout en massant mes tempes bourdonnantes.
« Ai-je une âme immortelle ? »
Qu’est-ce que c’était encore que ce cirque ? Je filai dans la salle de bains pour y prendre un cachet d’aspi- rine, puis revins dans le séjour. Après avoir avalé mon cachet, je lui demandai pourquoi elle me posait une telle question.
« Mme Gudrun dit que je n’ai pas d’âme, parce que je ne suis pas une vraie femme. Est-ce vrai que je n’ai pas d’âme ?
— Mais quelle importance ? »
La candeur habituelle de la sirène fit place à une expression alarmée. Sa bouche s’ouvrait sur un cri muet et ses yeux bleus papillotaient. Je m’empressai de la calmer. Ah, la vieille bonne femme allait m’entendre ! Parler de l’âme immortelle à une chimère façonnée par la bio-ingénierie, c’était une grande idée.
Je pris le visage de l’ondine entre mes mains.
« Écoute-moi attentivement. Tu ne dois plus te faire
de soucis pour ça. Si moi, Hans Troldmand, je possède une âme immortelle, eh bien tu en possèdes une égale- ment. Je peux te l’assurer. »
Un sourire timide naquit sur son visage. « Vrai- ment ? » J’acquiesçai. Elle se laissa aller en arrière, écartant les bras. Sa queue battit dans l’eau, m’écla- boussant copieusement tandis qu’elle éclatait de rire.
Je fus soulagé. Pourtant, ce n’était là que le signe annonciateur de difficultés plus graves. Si la télévision avait paru tout d’abord une excellente idée, j’appris à me méfier de l’emprise qu’elle avait sur la sirène. Les documentaires, les jeux, la musique la laissaient indifférente. Les programmes de fiction, en revanche, la subjuguaient. Romance, aventure, drame… tout lui convenait. Christian Prins surtout, le héros bellâtre d’un feuilleton sentimental bon marché, captait toute son attention. Elle ne quittait pas des yeux l’écran mural jusqu’aux dernières secondes du générique de fin.
« Croyez-vous que je pourrais le rencontrer, je veux dire… Christian Prins ? » me demanda-t-elle après que nous avions visionné ensemble l’épisode du jour.
« J’aimerais tant lui parler. »
Je la considérai, surpris. J’essayai de lui faire compren- dre que le personnage de fiction qu’elle appréciait était sans doute très éloigné du véritable Christian Prins. Elle me lança un regard courroucé : « Je sais que ces histoi- res ne sont pas réelles ! M. Troldmand, vous me prenez pour une idiote. » Je ne répondis rien, mais une boule d’angoisse se forma dans mon ventre.
À ce moment-là, il était encore temps d’empêcher le pire. De rendre l’ondine à Konge. Avec du recul, c’est ce qu’un homme sensé aurait fait. Mais sans doute n’étais-je pas prêt à l’abandonner. Je vivais en céliba- taire depuis la mort de ma femme, et j’étais résigné à
me laisser porter par les événements. J’imaginais être plus en sécurité ainsi.
Toutefois, même en me voilant la face, je ne pouvais m’empêcher de constater que la sirène dépérissait. Elle mangeait à peine, perdait du poids. Ses beaux cheveux bruns avaient perdu leur éclat. Je la questionnai en vain, tandis qu’elle s’enfermait dans un profond mutisme. Manquait-elle de compagnie ? Les programmes étaient- ils ennuyeux ? La nourriture plus à son goût ? Non, non, rien de tout ça, répondait-elle. Alors quoi ?
« Je voudrais devenir humaine, me dit-elle, la voix cassée par un sanglot retenu au fond de sa gorge. Deve- nir une vraie femme. Avec des pieds, des jambes… une âme. »
Je reniflai avec mépris. « Vous ne croyez pas à l’âme immortelle, n’est-ce pas, M. Troldmand ? » me deman- da-t-elle, le regard lourd de reproche. J’avouai que non.
« Eh bien moi, j’y crois ! » dit-elle, défiante. Sur le mur- écran, Christian Prins tenait dans ses bras une jeune femme aux cheveux bouclés. Le son était coupé mais l’on pouvait facilement s’imaginer, à son air langou- reux, quel genre de discours le beau Christian tenait à la fille. « Me prendrait-il aussi dans ses bras, si j’avais des jambes ? Cela doit être merveilleux. » Elle disparut sous l’eau. Je décidai de faire quelque chose pour elle. À tout prix.
Je fis venir Konge. « Mon vieil ami. Mon grand ami. Toi seul peux venir à mon aide. » Il posa une main rassurante sur mon épaule en hochant la tête. Je le débarrassai de son manteau et de son chapeau.
« Laisse-moi un moment seul avec elle », me dit-il.
La sirène observa Konge à travers la vitre de l’aqua- rium. « Comment va ma petite chérie ? » demanda-t-il comme elle sortait la tête de l’eau. Puis ils s’entretinrent
à voix basse, et je décidai de me servir un verre dans la cuisine.
Konge vint me rejoindre de longues minutes plus tard. Il semblait préoccupé. « C’est très étrange, commença- t-il. Je n’ai jamais rien vu de tel. Elle a développé une sorte de personnalité, si cela est possible.
— Peux-tu y remédier ?
— J’ai bien peur que non. Mon domaine, ce sont les cellules. Pas l’esprit. »
Je lui versai un verre.
« Et au niveau des cellules, tu ne peux rien faire ? » Konge trempa ses lèvres dans l’alcool en me jetant un regard intrigué. Cela me semblait pourtant crever les yeux : puisque l’obsession de la sirène était d’obtenir des jambes, la solution était de lui en procurer. Il devait exister un moyen de transmuter la queue de poisson en quelque chose d’autre. Je lui expliquai mes vues. Il réflé- chit quelques secondes. « Écoute, Troldmand, je sais programmer une masse indifférenciée de cellules pour qu’elle devienne une aile, une jambe, une nageoire… n’importe quoi. Je sculpte la matière à coups de facteurs de transcription et de gradients protéiques. Mais une fois que la chair est fixée, il n’y a plus de retour en
arrière possible. Pas de dédifférenciation…
— Tu ne peux défaire ce que tu as fait ? Toi, le grand artiste, l’ingénieur du vivant ? »
Konge baissa la tête, marmonnant. « Hmm, peut- être qu’en étudiant la question avec soin… » Il se tut, perdu dans ses pensées. Il releva la tête après un moment : « Mais même si cela était possible, je ne ferai jamais une telle chose. Il est hors de question de trans- former ma sirène en simple femme. »
Je tapai du poing sur la table.
« Ta sirène ? Il s’agit de ma sirène ! Mais si tu n’es ni capable de la transformer ni prêt à le faire, tu ne m’es d’aucune utilité.
— Co… comment ? » Konge ouvrit de grands yeux. Il devint rouge et se mit à souffler. « Tu oses m’insulter ! Moi qui viens à ton appel, en ami.
— En ami ? Tu n’es qu’un vieux cinglé qui n’a jamais terminé ses études de médecine. Tu t’enorgueillis de contrôler la matière vivante, mais tu te contentes d’appliquer les recettes que tu as apprises dans les boîtes de biotech. Hors de chez moi, faux artiste ! »
Je m’étais levé, renversant ma chaise. Il se leva à son tour, puis me menaça du poing en grognant. La porte claqua et il disparut.
La sirène m’observait du fond de son aquarium. Je m’assis sur le canapé et pris ma tête dans mes mains. J’avais franchi la limite, et je ne pouvais que continuer en avant.
Tout était en place. Je l’avais portée dans mes bras jusqu’à mon cabinet, à l’étage inférieur. Elle ne pesait presque rien. J’avais frémi au contact de ses cheveux humides, de la froideur de sa queue. Lorsque je l’ins- tallai avec douceur sur la table d’opération, ses yeux rencontrèrent les miens. Elle n’était pas effrayée. Exci- tée, plutôt.
Je lui demandai encore une fois si elle était sûre de son choix. Elle hocha la tête.
« Cela sera douloureux, crus-je bon de répéter.
Quand tu te réveilleras, tu auras mal. Très mal. »
Elle m’observa en fronçant les sourcils. Compre- nait-elle ce que je lui disais ? Avait-elle jamais vraiment souffert ? Le médecin en moi bataillait pour que j’ad- mette qu’elle n’était pas en mesure de prendre une telle décision. Je chassai ces pensées d’un haussement
d’épaule rageur et lui posai une nouvelle fois la question. Elle me saisit le bras, serrant avec force. « Faites-le, M. Troldmand. Je vous en prie. »
Je lui injectai une dose d’anesthésiant. Lorsqu’elle fut endormie, je m’approchai de la table. Ma main s’attarda un moment sur les écailles luisantes, puis glissa jusqu’au ventre parfaitement lisse, dépourvu de nombril. J’effleu- rai un sein du doigt, remontant jusqu’au cou, vérifiant que son sang pulsait régulièrement dans son artère. Je me penchai pour déposer un baiser sur son front. Elle sentait le chlore, mais à cet instant je crus humer la mer, le sable, les embruns…
Les bras chirurgiens obéirent à ma commande vocale et sortirent de leur logement au-dessus de la table d’opération. Dans un caisson étanche patientait le corps que j’avais commandé auprès de mon fournisseur. La réalisation d’un corps génétiquement compatible avec ma sirène aurait pris trop de temps ; je m’étais résigné à travailler avec du matériel standard. J’inspirai à fond avant d’ordonner aux bras robotisés de commencer l’incision.
L’opération prit fin trois heures plus tard, la table automatisée achevant d’aspirer le sang pour le rempla- cer par un gel désinfectant. J’ôtai ma blouse, en nage, laissant le soin au logiciel médical de contrôler les signes vitaux de la patiente. Après avoir enfilé une blouse propre, je déplaçai l’ondine sur une civière et la condui- sis dans une chambre contiguë.
J’étais toujours à son chevet lorsqu’elle reprit conscience. Un timide battement de cils, tout d’abord. Puis elle passa la main sur son front moite. Je me levai pour l’éponger à l’aide d’une serviette humide.
Elle me sourit de ses lèvres devenues pâles. Je l’aidai à repousser les draps. Elle poussa un petit cri de stupeur lorsqu’elle découvrit que sa longue queue de poisson
avait été remplacée par une paire de jambes humaines. Elle tendit la main pour toucher sa cuisse, puis descendit jusqu’à son entrejambe. Plusieurs minutes durant elle palpa son nouveau corps, gloussant, riant, ne pouvant malgré ses efforts atteindre ce qui se trouvait au-delà des genoux.
Puis soudain tout son corps se crispa, tétanisé pendant deux longues secondes. La tension se relâ- cha et elle retomba sur le lit, ahanant. Ses yeux affolés parcoururent la pièce. La douleur… C’était ça, devait- elle se dire. La seconde contraction lui arracha un cri. Je m’approchai pour lui saisir la main. Le produit que je lui avais administré durant l’opération obligeait les nerfs de son corps à fusionner avec ceux du corps de substitution. Indispensable, mais terriblement doulou- reux car le processus exigeait qu’elle fût pleinement consciente.
Durant près de deux heures, la sirène se contor- sionna sur son lit, gémissante, à tel point que je dus la sangler. Puis, imperceptiblement, les contractions s’espacèrent, diminuèrent en intensité et, finalement, disparurent. Vidée de toutes ses forces, moite de trans- piration, elle s’endormit.
À son réveil elle ressentait encore une profonde fati- gue, mais au moins la douleur avait atteint un niveau supportable. Je lui demandai de bouger ses jambes. Elle fit plusieurs tentatives infructueuses, les lèvres serrées. Enfin, un minuscule mouvement de son pied gauche vint récompenser ses efforts. Elle m’offrit un merveilleux sourire.
« Tu as des jambes, désormais », dis-je. Elle voulut répondre, mais seul un feulement sortit de sa gorge. Elle recommença, sans plus de résultats. Je fronçai les sourcils. Une telle opération pouvait avoir toutes sortes de répercussions sur l’organisme. Une inhibition
du langage articulé ? Ce n’était pas plus improbable qu’autre chose. L’ondine roulait des yeux, la bouche ouverte sur un grondement pathétique. Je touchai sa joue de la main, un sourire triste aux lèvres. « Je regrette, ma belle. Une conséquence de l’opération. Sois patiente, ta voix reviendra. » Ou peut-être pas. À vrai dire, je n’en savais rien.
Si ses cordes vocales ne fonctionnaient pas, la maîtrise de ses nouvelles jambes progressait à vue d’œil. Elle put d’abord les remuer, puis elle parvint à les soulever et à plier les genoux. Une heure plus tard, je l’aidai à se tenir debout. Quelques pas chancelants lui arrachèrent un cri de douleur, immédiatement suivi par un rire joyeux, un rire d’enfant.
« Tu marches ! » dis-je, tremblant. Elle était une femme, plus une sirène. Je la contemplai, un puissant trouble croissant dans mon corps. Soudain ma vision se brouilla : je pleurai. Les dernières douze heures avaient été particulièrement éprouvantes, et la fatigue accu- mulée m’avait rendu faible et à cran. L’ondine n’en menait guère plus large, et bien vite elle dut regagner le lit, chancelante. Je l’aidai à s’installer, puis m’allon- geai auprès d’elle. Je la regardai s’endormir, son souffle chaud contre mon visage. Je ne tardai pas à faire de même, épuisé.
Lorsque je me réveillai, elle avait disparu. Je me levai d’un bond et gagnai la salle d’opération, mais elle ne s’y trouvait pas. J’avalai les escaliers en quelques enjambées. L’appartement était vide. Je repris mon souffle, penché en avant. Je fouillai chaque pièce puis le corridor et la cage d’escalier : rien. Je sortis dans la rue. Il faisait nuit, et personne n’était à portée de vue. Où avait-elle pu aller ? Quelques heures plus tôt elle était incapable de tenir debout…
Ma bouche s’assécha, et un frisson glacé remonta le long de mes vertèbres. Les immunosuppresseurs ! Je l’avais bourrée de substances anti-rejet afin qu’elle tolère sa greffe. Mais une telle opération nécessitait des doses extrêmes, et les injections devaient être répétées à intervalles réguliers. Je consultai ma montre-bracelet, puis calculai mentalement. Il était cinq heures du matin. Si je ne la retrouvais pas d’ici vingt-quatre heures…
De retour dans le séjour, je remarquai que le mur- écran était allumé. Hébété, je contemplai les images défiler. Christian Prins apparaissait en gros plan, viril et bien coiffé. Était-ce lui que la sirène espérait rejoin- dre au dehors ? Seule, muette et n’ayant une paire de jambes que depuis quelques heures…
Je m’assis dans le fauteuil, en face du téléphone. Un jour. C’était tout ce dont elle disposait.
FIN