texte inédit
Je suis sorti de la bourse en desserrant ma cravate. Le surplomb triangulaire de l’entrée principale penchait sa masse de béton sur moi en se foutant de la gravité. L’architecte voulait sans doute nous rappeler que dans la finance, quelque chose menaçait toujours de nous tomber sur le coin de la gueule. J’ai respiré l’air du soir, encore tiède. La tranquillité de la rue, son trafic sage et ses couples poussant leur poussette me déprimaient. Cela allait changer. La bataille était pour samedi prochain.
Un appel sur mon oreillette m’a sorti de mes réflexions :
– Tu es où ?
La voix de Willi était fébrile. Je lui ai répondu que je venais de sortir du boulot et que je me trouvais encore sur le parvis de la Neue Börse.
– Tu peux me rejoindre au croisement de Feld et Badener ? a-t-il demandé. Il y a du ménage à faire. Ne traîne pas.
J’ai soupiré en coupant la communication. Je ne pouvais pas refuser, et mes plans pour une soirée tranquille tombaient à l’eau. J’ai tâté la poche intérieure de mon costume, y trouvant le contact réconfortant de ma matraque télescopique.
Après avoir libéré mon vélo de son cadenas, j’ai pédalé tranquillement au-dessus du Stauffacherbrücke, qui enjambe la Sihl juste en face de la bourse. Le pont est flanqué à chaque extrémité de hautes pierres angulaires surmontées d’un lion en bronze, et chaque fois que je le traverse, je ne peux m’empêcher de remarquer que les pierres à l’ouest sont couvertes de lierre tandis que celles à l’est sont immaculées. À Zürich, la Sihl sépare à l’est le Kreis 1, la City, avec ses banques, ses hôtels et ses boutiques de luxes, du Kreis 4 à l’ouest, quartier populaire, multiculturel, et je-m’en-foutiste.
Dans mon oreillette, la voix chaude de Britney me chantait des conseils sur un beat dance :
You want a Lamborghini?/ Sipping Martinis?/ Look hot in a bikini?/ You better work bitch!
J’ai remonté la rue en coupant par les voies réservées au tram pour éviter la circulation. En approchant du point de rendez-vous, j’ai aperçu l’Audi de Willi parquée devant un troquet. J’ai parqué mon vélo et je suis monté à l’arrière. Willi était au volant, et à la place du mort était assis Sorensen, un courtier en assurances qui avait rejoint notre brigade depuis peu. Je les ai salués de la tête.
Willi a pointé du doigt un immeuble de l’autre côté de la rue, qui semblait inhabité. Il a expliqué :
– Une bande de Fawkesiens est installée dans l’immeuble depuis hier. Ils squattent pour développer un de leurs putains de collectifs autogérés. Ça ne va pas se passer comme ça.
Sorensen et moi avons approuvé. Willi a démarré et tourné au coin de la rue dans une ruelle qui donnait sur l’arrière de l’immeuble. Une fois hors de la voiture, Willi a sorti du coffre un manche de pioche usé et intimidant. Un souvenir, m’avait-il confié un jour, de son enfance passée dans une ferme du Toggenburg.
J’ai déplié ma matraque : un modèle en nylon d’une résistance à peine inférieure aux modèles en acier. Sorensen avait enfilé un poing américain. L’assureur était frêle, dégarni et portait des lunettes en écailles, mais pour l’avoir vu en action je savais qu’il ne fallait pas s’y fier : il était vif et vicieux comme une fouine.
Nous avons descendu une volée de marches et sommes entrés par une porte non verrouillée qui donnait sur le sous-sol. Nous sommes ensuite remontés sans bruit en suivant la lumière émise par le LED du porte-clef de Willi. Le rez-de-chaussée était aussi plongé dans la pénombre, mais du bruit et de la lumière nous parvenait d’une porte entrebâillée. Prudemment, nous nous sommes approchés, et Willi a risqué un œil par l’embrasure de la porte. J’entendais des voix de l’autre côté. Après une longue minute, il s’est déplacé et m’a invité d’un geste à prendre sa place.
Une demi-douzaine d’hommes et de femmes étaient attablés dans une large pièce remplie de cartons et d’objets divers. Leur attention était portée sur un grisonnant à queue de cheval qui parlait tout en griffonnant sur un flipchart :
– Voilà l’organigramme que j’ai mis au point. Nous aurons un responsable pour le ravitaillement, un responsable chargé de développer les offres culturelles, un délégué à la communication, un…
Un barbu hirsute secouait la tête et ronchonnait.
– Kollege, a dit le barbu, ça ne va pas du tout ton plan. Nommer des responsables… Et puis quoi encore ? Ça n’est pas l’esprit que nous voulons développer ici. C’est marcher droit dans la gueule de l’élitisme…
Un grondement d’approbation a accompagné les paroles du barbu. Non à l’élitisme ! Non aux responsables ! Queue de cheval a fait une moue d’incompréhension apeurée. J’ai reculé, satisfait. Cette équipe-là était du menu fretin : inoffensifs gloseurs, théoriciens du dimanche et infirmières à la retraite qui n’avaient probablement jamais frappé quiconque de leur vie. Les effrayer serait suffisant pour les faire déguerpir. Je ne voulais pas risquer de me froisser un muscle avant la grande bataille.
Pendant que Sorensen jetait à son tour un coup d’œil, Willi caressait son manche de pioche et faisait jouer ses épaules, qu’il avait larges comme des portes de grange du Toggenburg. Il a passé la main sur l’arrière de sa tête, frottant ses cheveux courts et drus :
– Maintenant on va leur jouer un air. Freude am Putzen.
La porte a volé ouverte sous le coup de pied de Willi, qui s’est jeté dans la pièce, brandissant son manche de pioche haut au-dessus de sa tête et rugissant comme un grizzli. J’ai vu en un éclair les visages stupéfaits des autogérables juste avant que le manche ne s’abatte sur la table en formica, la brisant par le milieu. Sorensen et moi lui avons emboîté le pas en hurlant nous aussi. Le barbu a fait mine de résister, mais Sorensen l’a mis par terre d’un méchant coup dans les côtes. Les autres ont fui par la porte aussi vite qu’ils ont pu, s’aplatissant lorsque Willi faisait mine de les frapper avec son manche de pioche tandis qu’il hurlait « raus, raus ! ».
Je n’ai eu qu’à brandir ma matraque une fois ou deux pour accélérer le mouvement. Ceux-là ne reviendraient pas de sitôt.
Nous étions attablés au comptoir d’un bar miteux de la Langstrasse, à quelques blocs du lieu de nos exploits de la soirée. Willi buvait une bière et moi un whisky, tandis que Sorensen sirotait un Apfelschorle – l’assureur ne buvait jamais d’alcool.
Willi a trinqué à notre succès, et nous avons trinqué avec lui de bon cœur. Les haut-parleurs dégobillaient de la latino-dance que même J-Lo aurait boudé. De nos jours, il est difficile de trouver de la bonne musique dans les bars.
La serveuse, une brune vêtue d’un top noir et portant des bagues (aux dents, pas aux doigts), s’est approchée de moi et de mon verre vide et a posé un index aguicheur sur ma chemise :
– Je te sers un autre, Schätzeli ?
J’ai haussé les épaules et acquiescé, acceptant d’une âme légère une décision inéluctable. Willi a massé amicalement ma clavicule de sa pogne d’ours.
– Tu es prêt pour samedi ?
Bien sûr que j’étais prêt. Je n’attendais même que ça. Une bataille à ciel ouvert avec la racaille fawkesienne, c’était Noël, de quoi me tirer de mon spleen. Le boulot à la boîte de management était correct, rien à dire. Mais depuis une année ou deux je ressentais le besoin de participer à quelque chose de plus grand, de m’engager. C’est ce qui m’avait conduit à rejoindre les rangs cromwelliens. Je ne regrettais rien. Mon transfert dans la brigade de Willi avait été une amélioration déterminante. Pâtissier-confiseur chez Sprüngli, Willi n’avait pas peur de prendre des risques, que ce soit pour mélanger les saveurs chocolatées ou pour faire la chasse aux anticapitalistes. C’est avec lui que j’avais hérité de ma première cicatrice, une coupure sous la lèvre inférieure qu’au boulot j’avais fait passer pour un accident de karting.
Mon téléphone a vibré, et tout en le sortant de ma poche je me suis excusé auprès de Willi, qui m’a absous d’un geste magnanime.
Le message était de Sandra. Où étais-je ? Voulais-je la rejoindre à son appartement ?
J’ai dit à Willi que je devais m’en aller et il a rigolé :
– Ah, c’est la Sandra ! Je vois.
Il a proposé de faire quelques pas avec moi. (Sorensen était déjà parti ; il avait promis à sa femme de ne pas rentrer trop tard.) Nous avons vidé nos verres d’un trait et nous sommes sortis, tandis que la serveuse nous lançait un Adieu zäme !
La température était agréable à l’extérieur. Sur le trottoir déambulait la foule habituelle, mélange de jeunes sur la voie de l’ivresse, d’hommes d’affaires à la recherche d’un night-club, de touristes en mal d’excitation, de toxicos ânonnant des trucs incompréhensibles, de putes endimanchées. On croisait tout Zürich sur la Langstrasse.
Mon vélo était cadenassé à une barrière dans une rue un peu à l’écart. Après avoir tourné à gauche dans une ruelle, nous sommes tombés nez à nez avec un groupe de trois Fawkesiens, deux mecs et une fille. De la sous-classe jeunes radicaux ultras : fringues miteuses recouvertes de badges mal cousus, godasses sans lacets, Keffyeh autour du cou pour l’un d’eux. Il ne manquait plus qu’un chien galeux pour compléter le tableau, mais ils n’en avaient pas. La reconnaissance était réciproque ; les trois pouilleux nous dévisageaient avec mépris et étaient tendus comme des ressorts.
La fille a lancé, fielleuse :
– Vous êtes perdus, les loulous ? C’est pas la Bahnhofstrasse ici !…
Un silence de quelques secondes, puis Willi a dit, d’un calme olympien :
– Je parle pas aux filles qui portent pas de soutien-gorge.
Elle nous a jeté un regard noir mais n’a rien répondu. Les deux gars tentaient de jauger notre potentiel en tant qu’adversaires, et la carrure de Willi ne les mettait pas en confiance. Il avait laissé son manche de pioche dans le coffre de l’Audi, mais à vrai dire il n’en avait pas besoin : à mains nues il pouvait démonter une demi-douzaine de bonshommes. La lutte suisse, ça forme les biceps. Je n’étais pas bâti comme Willi, mais ma matraque télescopique ne quittait jamais ma poche de costume et je pouvais la déplier en une fraction de secondes si besoin était.
– Pas ici, a dit Willi. (Plus à mon attention qu’à la leur.)
Une règle tacite entre Fawkesiens et Cromwelliens veut qu’on ne se batte pas dans la Langstrasse, considérée comme zone neutre. Nous ne nous trouvions qu’à deux minutes de la Langstrasse, mais le domaine d’extension de la zone neutre n’était pas très clair et les divergences d’interprétation n’avaient plus d’importance une fois le premier coup porté. J’ai vu la fille se raidir, comme si elle se préparait à bondir sur nous toutes griffes dehors, quand, du coin de la rue par où nous étions venus, sont apparus deux types en pleine discussion animée. Ils se sont figés en nous voyant, Fawkesiens et Cromwelliens prêts à s’étriper, leur conversation mourant instantanément dans l’air. C’était deux barbus à Rayban, chemises en flanelle et pantalons ultraslims. Deux putain de Hipsters ! Et moi qui croyais la race éteinte…
S’il y a plus méprisable que le Fawkesien, c’est bien le Hipster. Le Fawkesien, au moins, croit en quelque chose, même si ce quelque chose est une vaste connerie. Le Hipster est à ranger dans la catégorie des inventions qui se mettent le doigt dans l’œil profond, comme le discman ou le hoverboard, et qu’on devrait enterrer avant même que quelqu’un ne les remarque, par principe de salubrité publique.
Comprenant qu’ils feraient mieux de ne pas se trouver là, les deux Hipsters ont tourné les talons et se sont enfuis par où ils étaient venus. La fille a posé un regard interrogateur sur Willi, comme si elle attendait sa permission. Il s’est contenté de hocher la tête ; la Fawkesienne a agrippé ses deux acolytes et s’est lancée aux basques des Hipsters en hurlant. Je ne donnais pas cher des deux guignols.
J’ai récupéré mon vélo et me suis séparé de Willi, qui malgré notre rencontre tendue n’était pas troublé le moins du monde. Il en fallait davantage pour le sortir de sa routine. J’ai pédalé en direction de l’appartement de Sandra, qui habitait un joli studio dans la Josefstrasse, au cœur du Kreis 5. En chemin, Britney chantait à nouveau dans mon oreille :
With a taste of your lips I’m on a ride / You’re toxic / I’m slipping under
Certains me reprochent mon goût exclusif pour Britney. Mais il y a bien sûr d’autres artistes que j’écoute et que j’estime. Gwen était une précurseur. Katy a du punch. Gaga a du style et ça bouge bien – du moins jusqu’à The Fame Monster ; après, sérieusement, c’est la chute libre. Il y a la nouvelle génération : les Adriana, Selena, Miley… Mais aucune n’a pour moi cette force transcendantale que possède Britney. Il faut connaître son parcours pour comprendre. En 2007, quatre ans après le succès planétaire de In the Zone, beaucoup la donnaient pour finie. La meute se repaissait de sa déchéance publique : divorce d’avec Kevin Federline, perte de la garde de ses enfants et, surtout, rasage de crâne et cure de désintox… Et qu’est-ce qui s’est passé ensuite ? Ce qui ne vous tue pas, vous rend plus fort. Britney a sorti Blackout, Circus, et Femme Fatale, trois albums majeurs, back-to-back-to-back ! À lui seul, Blackout a transformé le son de la musique pour une décennie en posant les bases du pop-dance. Britney a traversé l’épreuve du feu pour mieux renaître de ses cendres. Son parcours est une leçon pour nous tous.
With a taste of a poison paradise / I’m addicted to you / Don’t you know that you’re toxic?
Sandra m’a ouvert, m’a embrassé et m’a immédiatement proposé un verre de vin. Elle avait délaissé ses fringues sérieuses de consultante pour un jean et un T-shirt. La lumière était tamisée et plusieurs bougies brûlaient sur le rebord de la fenêtre. Je me suis assis sur le canapé pour boire mon verre, remuant sans véritable intérêt la pile qui recouvrait la table basse : des éditions de la NZZ et du Wall Street Journal, un exemplaire corné de La fin de l’histoire de Fukuyama.
Sandra s’est assise à côté de moi et, après avoir trempé ses lèvres dans le vin rouge, m’a lancé un regard accusateur.
– Qu’est-ce qui va se passer samedi ?
J’ai fait le surpris. Peine perdue.
– Tout le monde a entendu la rumeur, a-t-elle dit. Cromwell contre Fawkes à Zürich, on prend les mêmes et on recommence. Et moins de deux mois après Londres.
C’est son côté alémanique, elle ne lâche pas le morceau. Parfois il vaut mieux s’avouer vaincu.
– Ok, disons que quelque chose se prépare, ai-je fait. Évite le centre-ville samedi, fais-moi plaisir.
– Et toi, bien sûr, tu comptes participer ?
– C’est une démonstration de force. Nous devons leur prouver que nous ne plierons pas. Tu dois pouvoir comprendre ça, tu es de notre côté, non ?
Sandra a laissé échapper un soupir irrité et a posé son verre si violemment que j’ai cru un instant que le pied allait casser. Elle ne comprenait pas, m’a-t-elle dit, pourquoi je devais risquer ma peau. D’après elle, il fallait laisser ça aux types comme Willi. Pour être honnête, Sandra n’avait jamais adhéré à la radicalisation du mouvement cromwellien, à l’idée qu’on pouvait défaire nos adversaires avec la force brute et la violence.
Je me suis rapproché de Sandra sur le canapé, mon menton posé sur son épaule et ma main caressant le bas de son dos. Son corps a semblé se détendre. Ma main s’est glissée sous son jean et a gentiment palpé ses fesses à travers son slip. Sandra a interrompu mes explorations et s’est levée, irritée.
– C’est bien une solution de mec ça, se foutre sur la gueule ! Tu ne comprends pas que ce n’est pas de cette façon qu’on fait avancer les choses ? Tu sais, raisonner, formuler une pensée, argumenter.
– Tu n’as pas besoin de moi pour ça. Tu as déjà ta petite bande d’intellectuels vapoteurs. Comment vont-ils, d’ailleurs ? Toujours à se battre contre la taxe au sac ? Ou y a-t-il plus urgent ?
– Va te faire foutre.
Sandra m’a tourné le dos. Y étais-je allé trop fort ?
– Tu vaux mieux que ça, a dit Sandra d’une voix soudain adoucie.
Elle s’était approchée de moi, sans que nos corps se touchent. J’ai senti un irrépressible besoin de me blottir contre elle. Elle m’a accepté sans un mot, et nous sommes restés debout, l’un contre l’autre. L’étreinte de cette femme et la promesse qui l’accompagnait étaient peut-être ce que je désirais le plus, en fin de compte. L’ultime plus-value de mon existence. Un instant, je me suis imaginé suivre sa ligne, rentrer dans le rang, renoncer à la bataille. Fumer des e-cigarettes. Un instant seulement.
– Promets-moi que tu n’iras pas ! a-t-elle dit en me serrant plus fort contre elle.
Je ne pouvais bien sûr pas lui promettre une telle chose. Ma brigade comptait sur moi. Willi comptait sur moi. Nous ne serions pas en supériorité numérique ; chacun aurait son rôle à jouer. Mais Sandra s’inquiétait pour moi. Elle me voyait déjà finir avec une commotion cérébrale, ou pire, et ses craintes n’étaient pas infondées. J’ai donc fait ce que tout homme qui comprend et respecte les sentiments et les besoins féminins aurait fait à ma place : je lui ai menti.
Samedi, je me suis réveillé à l’aube, instantanément. J’ai pris une douche brûlante, je me suis rasé de près. J’ai enfilé ma coquille de protection par-dessus mon boxer short, puis j’ai fixé mes protège-tibias et j’ai remonté mes Burlingtons par-dessus. Mes poignets de force se devinaient à peine sous ma chemise. J’ai noué ma cravate avec un double Windsor, pour l’occasion, et j’ai enfilé mon costume préféré. J’ai installé mon oreillette modèle sport, avec son armature spéciale garantie antichoc.
Un coup d’œil dans la glace, le temps de réajuster ma pochette, puis j’ai recouvert mon visage du masque de Cromwell pour admirer le résultat final. L’épaisse moustache et la mouche, facilement reconnaissable, apparaissait en blanc sur fond noir, afin de bien contraster avec le noir sur fond blanc de celui de Fawkes. Le port du masque s’était élargi dans le camp anticapitaliste à la suite des Million Mask Marches et de la fusion des différentes mouvances, radicales et modérées. Notre mouvement, alors encore embryonnaire, avait cherché un symbole fort à lui opposer. Guy Fawkes est un Catholique anglais qui avait tenté de faire exploser la chambre des Lords – tuant au passage le roi protestant – lors de la conspiration des poudres de 1605. Las ! Fawkes fut dénoncé par un complice, arrêté au beau milieu de sa poudre à canon dans les combles de Westminster, torturé, puis mis à mort. Notre mouvement n’a pas eu à se creuser les méninges très longtemps. Quel meilleur symbole à opposer à Fawkes qu’Oliver Cromwell, protestant fervent, Lord protecteur du Commonwealth, qui mit fin à la guerre civile et religieuse qui défigurait l’Angleterre du XVIIe siècle grâce à un gant de fer ?
Mon masque plié dans ma poche droite, ma matraque dans la poche gauche, je suis sorti de mon immeuble dans le Kreis 2, j’ai pris le tram jusqu’à Bürkiplatz, puis j’ai remonté la Bahnhofstrasse histoire de prendre la température. Autour du cou je portais une écharpe Burberry, que beaucoup d’entre nous avaient adopté comme le pendant cromwellien du Keffieh porté par certains Fawkesiens. Il était encore tôt, mais de nombreux passants et touristes faisaient déjà du lèche-vitrine devant les joailliers, les boutiques de mode ou les chocolats Sprüngli. Amusant d’imaginer que, il y a un siècle, en lieu et place de la Bahnhofstrasse, se trouvait un long canal servant de dépotoir à la population zürichoise de la vieille ville. Les choses changent.
Un sagouin avait sprayé en blanc un sourire fawkesien sur la vitrine d’un bijoutier. Par-dessus, un des nôtres avait taggé Cromwell fucks Fawkes en lettres d’un bleu céruléen, mais le tag s’effaçait déjà car nous n’utilisons que des produits solubles à l’eau. On n’est pas des vandales !
Je suis passé devant le stand des barbus, qui distribuaient leurs corans et leurs bons conseils. À deux pas se trouvait le stand des témoins de Jéhovah, uniquement des femmes, qui offraient de me sauver grâce à Jésus. Les deux stands, distants de quelques mètres, s’ignoraient avec une candeur affable qu’on ne rencontre plus guère aujourd’hui que chez les fanatiques.
Willi patientait au pied de la statue d’Alfred Escher, dressée juste en face de la Hauptbahnhof. Je m’attendais à le trouver là. Il était en avance lui aussi, son coude reposant sur son manche de pioche. Nous nous sommes recueillis en silence devant la statue du grand homme. Visionnaire génial, Escher avait développé le système bancaire de la place zürichoise pour financer les travaux du rail et ceux du tunnel du Gotthard. Sans lui, Zürich ne serait jamais devenue la première ville de Suisse. Il était son saint patron économique, en quelque sorte.
– C’est l’heure, a dit Willi, une fois notre recueillement terminé.
Nous nous sommes mis en route en direction de la Paradeplatz, point de ralliement de nos troupes. En chemin, Willi n’a pas pu résister : il a démoli en rugissant le stand des jéhovistes, puis celui des salafistes. Personne n’a osé protester. Les femmes et les barbus hurlaient et prenaient la fuite. Les passants ont vite changé de trottoir. Des stands, il n’est resté bien vite que des morceaux de plastique épars. Bien fait, j’ai pensé. Je n’ai jamais aimé la littérature gratuite.
Cinq minutes plus tard nous arrivions à la Paradeplatz, où nos partisans étaient déjà nombreux. Il en arrivait d’autres par petits groupes des rues environnantes, venant se masser sous l’ombre protectrices des bâtiments du Credit Suisse et de l’UBS. Des hommes et des femmes, certains en costumes, brandissant des pancartes :
Changer le taux, pas le monde !
MBA or die!
Les écharpes Burberry et les foulards de soie se portaient fièrement, et je ne comptais plus les masques de Cromwell. Il y avait des armes de fortune, aussi. Cannes, bâtons de ski, clubs de golf… Ni armes à feu ni armes blanches, c’était une autre règle des affrontements. J’avais déplié ma matraque en nylon et revêtu mon masque de Cromwell. Nous étions peut-être trois ou quatre cents – difficile d’évaluer précisément – et les trams bloqués par notre nombre s’alignaient à la queue leu leu dans toutes les directions. Au même moment, une foule au moins égale de Fawkesiens se massait sur le terrain des anciennes casernes, de l’autre côté de la rivière. Je sentais le pouls de la ville prendre une ampleur nouvelle, comme une grande bête qui vient de se mettre en mouvement.
Notre brigade s’est regroupée autour de Willi : Sorensen, bien sûr, mais aussi Schmidt, Dupont-Pasquier, Nguyen, Kanté, et la grande Schifferle, une ancienne pro du circuit ATP qui était venue avec sa raquette (elle possédait un smash du tonnerre). À midi notre masse s’est lentement mise en mouvement le long de la rue Talacker. J’ai aperçu une grappe de policiers anti-émeute recroquevillée dans une ruelle avoisinante : un maigre contingent. Ils n’avaient aucune intention d’intervenir. Que pouvait faire une vingtaine de robocops contre des centaines de Cromwelliens ? L’un deux a même fait un signe de la main à notre passage. Discret encouragement.
Nous avons aperçu l’ennemi comme nous approchions du Stauffacherbrücke. Leurs troupes indisciplinées déferlaient le long des berges. Nous nous sommes mis en position à l’entrée du pont. De l’autre côté de la Sihl se trouvait le Kreis 4 et une horde de bisounours idéalistes. Sur notre droite, les lumières scintillantes et rassurantes du bâtiment de Swiss Casinos.
Willi m’a donné un coup de coude et a pointé du doigt la tête du cortège des Fawkesiens qui arrivaient maintenant de l’autre côté du pont. J’ai laissé échapper un juron : dans son fauteuil roulant, le quasi nonagénaire Jean Ziegler était poussé comme un étendard, une pancarte À bas les maîtres du monde ! tenue au-dessus de sa tête. Je devais au moins reconnaître au vieux une belle paire de couilles ; il y avait beaucoup de sympathisants dans les deux bords, mais peu nombreux étaient ceux qui se mêlaient véritablement à la bataille.
Un silence étrange s’est fait soudain, venu de nulle part, un calme avant la tempête. Ne pouvant résister, j’ai branché mon oreillette. La voix de Britney m’a instantanément calmé et galvanisé à la fois :
My loneliness is killing me / I must confess, I still believe / When I’m not with you I lose my mind / Give me a sign / Hit me, baby, one more time
On y est, je me suis dit.
Les Fawkesiens ont lancé plusieurs fumigènes colorés de notre côté – où est-ce qu’ils se croyaient, au stade Letzigrund ? Nous les avons vite réexpédiés à l’envoyeur ou jetés dans la rivière.
Puis la masse s’est mise en branle. Nous sommes venus à leur rencontre. Ils se sont avancés sur le pont et, soudain, la meute était lâchée, bondissante et glapissante. La réalité avait changé de texture. Willi faisait de grands moulinets avec son manche de pioche. Il en a envoyé valdinguer plusieurs d’un seul coup. Je n’ai pas eu le temps d’admirer plus longtemps : j’ai poussé un Fawkesien à l’épaule, l’envoyant bouler contre le muret. Un autre s’est accroché à mon costume: j’ai cogné sur sa tête avec ma matraque jusqu’à ce qu’il lâche. J’ai pris un coup dans la mâchoire sans voir d’où il était venu, et j’ai craché un brouet rouge sur le pavé. (Perdant une molaire et mon oreillette.) Willi m’a remis debout d’un bras pour me sauver du piétinement. Je me suis redressé, je me suis remis à l’attaque. J’ai frappé la cuisse d’un type, par derrière; le type s’est écroulé en hurlant. À ma gauche j’ai vu Dupont-Pasquier battre en retraite, un mouchoir ensanglanté pressé sur son oreille. À ma droite la grande Schifferle frappait de sa raquette un Fawkesien recroquevillé au sol en criant « balles neuves ! balles neuves ! ».
Malgré nos efforts nous n’avancions pas. Nous perdions même du terrain sous la pression des Fawkesiens, moins hardis mais plus nombreux. Je donnais des coups presque au hasard. Parfois je touchais, et j’entendais un cri de douleur. Mais nous reculions. Un Fawkesien a esquivé ma matraque et a répliqué avec un coup de bâton que j’ai pu dévier sur mon épaule. Alors que je perdais pied, Sorensen a bondi à mes côtés, bourrinant mon assaillant de coups de poings. Il l’a mis à terre en un rien de temps, puis un autre qui le suivait, quand soudain tout un groupe s’est jeté sur lui : j’ai vu Sorensen s’affaisser et disparaître dans la mêlée. Willi m’a tiré en arrière et nous a fait signe de battre en retraite. Il saignait abondamment du cuir chevelu.
Nous étions submergés. Nous avons reculé en désordre dans une rue adjacente, où la bataille s’est atomisée en petits groupes. Cela ne sentait vraiment pas bon : nous avions laissé l’ennemi pénétrer nos lignes. Des pochettes de résistance cromwellienne tenaient bon ici ou là, mais beaucoup semblaient au bord de la rupture.
C’est à ce moment-là, alors que l’espoir avait déserté mon cœur et les rues de Zürich, que j’ai entendu ce cri terrifiant, inhumain, qui venait de loin derrière nos lignes. Les deux camps se sont figés.
– Gottverdammi ! a fait Willi en m’attrapant le bras.
Nous l’avons tous vu venir de loin : un éléphant qui barrissait et arrivait au trot.
Franco, je me suis dit. Il est venu. Il a tenu parole.
Juché en croupe de l’éléphant, agitant une baguette de dresseur, le vieux Franco Knie menait l’animal à l’assaut comme Hannibal au nord des Alpes. Depuis que les gaucheaux avaient eu la peau de son cirque, Franco vivait reclus dans son fief de Rapperswill. Et pourtant il était bien là, accompagné par une troupe hétéroclite de cavaliers, clowns et acrobates qui le suivaient en hurlant de tous leurs poumons.
Incroyable Franco : il avait dû traverser le lac de Zürich et remonter la Bahnhofstrasse pour nous rejoindre. Tout le monde s’écartait de leur cavalcade frénétique en direction du pont de la Sihl, à l’exception de quelques malheureux piétinés au passage. L’éléphant, monstre d’un autre âge, a traversé sans encombre, tandis que Knie donnait des coups de baguette à la cantonade.
En moins d’une minute le sort de la bataille avait tourné. Nous nous sommes précipités à la suite des conjurés de Rapperswill, remontés à bloc. Nos adversaires se dispersaient de l’autre côté du pont. Ils avaient abandonné Jean Ziegler, qui tentait tant bien que mal de tourner sur place. Willi s’est arrêté devant lui, intrigué. Puis, avec sa force de lutteur, il a soulevé la chaise roulante – avec Jean Ziegler dedans – et l’a fait passer par-dessus la rambarde du pont. La chaise et Ziegler ont atterri dans la rivière avec un plouff sonore, que les nôtres ont salué de grands cris avant de repartir à la poursuite des Fawkesiens.
J’allais me joindre à la curée quand une voix de femme a crié mon nom quelque part derrière moi. Je me suis arrêté à mi-chemin à travers le pont. Était-ce bien la voix de Sandra ? Je ne reconnaissais personne dans la foule compacte. Puis soudain je l’ai vue, en pleurs, hurlant, les cheveux défaits, avant que son image ne disparaisse à nouveau dans la fumée et la confusion générale. Je me suis précipité dans sa direction. Le chaos était total, et je cherchais en vain à apercevoir son visage entre les masques de Cromwell et de Fawkes que je poussais hors de mon chemin. Nulle trace de Sandra. Avais-je rêvé ? Ou avait-elle quitté cette folie pour se mettre à l’abri ? Elle était peut-être tout prêt, cachée derrière une voiture ou dans une ruelle, tétanisée, blessée peut-être. Je me suis figé au milieu du pont.
Quelque chose m’empêchait d’aller vers elle – si elle était bien là. Une force impérieuse m’a fait lentement tourner la tête vers le combat, les cris, l’odeur animale qui se mêlait aux relents de fumigènes. Je me moquais bien de mon pantalon déchiré, de ma chemise blanche ensanglantée, de la douleur pulsante dans ma bouche. J’ai sorti une nouvelle oreillette de ma poche. J’ai avancé, matraque dans la main, Britney dans l’oreille, en direction de la bataille. Un cœur de taureau pulsait dans ma poitrine. Je me sentais :
Stronger than yesterday / Now it’s nothing but my way / My loneliness ain’t killing me no more
FIN