« Sainte Vierge ! Quelle est cette odeur infecte ? » dit Tancrède en fronçant le nez.
Bélégar ricana. « Si vous faites allusion à ce léger parfum de charogne, Messire, il signifie que nous sommes presque arrivés. »
La pouliche de Bélégar s’arrêta pour mâcher l’herbe rabougrie qui poussait au bord du chemin. Il tira sur les rênes et elle repartit lentement, plaçant avec précaution ses sabots entre les cailloux. Le grand cheval de Tancrède avançait maladroitement dans la voie tracée par la pouliche. Maudit chemin de chèvre, jura-t-il intérieurement. S’il vient à se casser une patte, je te ferai manger ta tunique, Bélégar !
Lorsque Bélégar avait désigné un étroit sentier de pierraille qui grimpait en serpentant le long du pic de la Chouette, Tancrède avait fait la moue, ses lèvres se retroussant sur ses gencives. « Je présume qu’il n’y a pas d’autre chemin ? » Son guide avait secoué la tête, moqueur.
Sire Tancrède ne pensait pas qu’il regretterait si tôt l’humide et sombre bois de pin qu’ils avaient quitté une petite heure auparavant. Hors du couvert des arbres le soleil pesait sur leur nuque avec insistance. Tancrède sentait sa transpiration mouiller ses vêtements. Le sommet du pic se dressait bien au-dessus de leur tête ; ils s’étaient pourtant à peine élevés au-dessus du pied de la montagne.
Comme son cheval peinait toujours davantage, Tancrède mit pied à terre pour le mener par la longe. Bélégar pointa son doigt en direction d’une arête derrière laquelle disparaissait le chemin. « Plus que quelques pas, Messire. » De l’autre côté le passage s’élargissait pour rejoindre un vaste dégagement. Une ouverture en forme d’ogive se dessinait dans le flanc de la montagne.
Tancrède ne distinguait rien à l’intérieur de la grotte, haute d’une vingtaine de pieds. Son cheval renâclait ; l’odeur de putréfaction était terriblement forte. « Ça fouette, hein, Messire ? » dit Bélégar en agitant sa main devant son nez. Devant l’entrée de la grotte, plusieurs cadavres d’animaux étaient entassés pêle-mêle. Mais qu’il s’agît de moutons, de chèvres ou d’autre chose, Tancrède n’aurait pu l’affirmer au vu de leur état de décomposition.
« Il n’a pas touché à son repas, dit Bélégar après être descendu de cheval. Quel gâchis !
— Vous voulez dire que vous le nourrissez ? » dit Tancrède, outré.
Bélégar sourit. Ses dents se chevauchaient dans le plus parfait désordre, chacune essayant de passer devant ses voisines. « Le Duc tient à ce que l’on soigne ses biens. Vous devriez le savoir, vous qui faites partie de ses familiers. »
Tancrède le toisa du regard, la mâchoire serrée. Décidément, ce Bélégar était bien insolent pour un petit gouverneur de province. Il s’attendait à moins d’arrogance de la part d’un homme vêtu d’un habit dépareillé et monté sur un cheval de femme.
Ils menèrent leurs montures contre la paroi et les attachèrent à un rocher. Des torches étaient disposées sur un râtelier à l’entrée de la grotte. Bélégar en alluma deux à l’aide de sa pierre à briquet et en tendit une à sire Tancrède. « Après vous », dit-il en s’inclinant devant le chevalier. Un de ces jours, je te ferai avaler ton sourire narquois, pensa celui-ci. Et si tu crois que j’ai peur d’entrer le premier, tu vas être déçu. Il fit quelques pas précautionneux dans l’obscurité, levant sa torche au-dessus de sa tête. L’intérieur de la grotte était plus frais qu’il ne l’aurait cru. Un souffle d’air ténu parcourait même le tunnel, indiquant que cette entrée n’était pas l’unique ouverture vers l’extérieur. Les effluves de putréfaction étaient plus tolérables ici. Le large corridor avait été taillé dans ce qui devait être à l’origine un boyau naturel, mais le travail était grossier et le sol inégal contraignait à la prudence, d’autant plus qu’il n’y voyait pas clair.
Au bout d’une cinquantaine de pas le passage se scindait en deux couloirs de dimension égale. Du menton, Bélégar indiqua le couloir de droite. À mesure qu’ils progressaient, une lueur croissait à l’extrémité du tunnel. Le cœur de Tancrède se mit à battre plus fort. Il frissonna lorsqu’un courant d’air froid s’enroula autour de sa nuque. « Nous y sommes presque », dit Bélégar, dont la voix résonna le long des parois. Ils débouchèrent dans une vaste chambre. La lumière du jour pénétrait par plusieurs puits disséminés dans le plafond, éclairant certaines zones tandis que d’autres demeuraient plongées dans l’obscurité. Une voix profonde perça le silence :
« Maître Bélégar, vous me faites l’honneur d’une visite. Mais je ne connais pas votre ami. Un chevalier, si j’en crois les mailles qu’il porte et l’épée qui ceint son flanc. »
Un mouvement dans la pénombre, au fond de la grotte. Tancrède tendit le cou et plissa les yeux. Il ne distingua tout d’abord qu’un contour gris incertain, une corde ondulant dans l’obscurité. Il réalisa que la corde se rattachait à quelque chose de plus massif : un large museau qui lui-même terminait un corps aux proportions difficiles à percevoir. Puis une tête s’avança dans la lumière, et Tancrède retint son souffle. Sous cette pâle clarté, le dragon apparaissait d’un gris acier. Sa gueule possédait de chaque côté une unique moustache, longue et épaisse, cette « corde » que Tancrède avait remarqué d’abord. Ses yeux étaient deux globes noirs fendus de jaune. Sans ciller, ils fixèrent ceux de sire Tancrède, qui les baissa instinctivement. L’odeur du dragon lui parvint : forte, musquée, il y flottait des relents d’huile de roche. La peur et l’excitation se bousculèrent sous le crâne du chevalier. Il contemplait un dragon. La plus noble des créatures qui parcourût encore la Terre. Celle dont les poètes chantaient le destin, le regard perdu dans les étoiles.
« Salut, vieille carne ! » lança Bélégar après qu’il se fut avancé dans la chambre. « Alors, on ne touche pas à sa nourriture ? Des gars à moi se sont pourtant fatigués à la grimper jusqu’ici ! Tu pourrais témoigner davantage de respect pour leur peine. »
Tancrède secoua la tête, abasourdi. Mais ma parole il l’engueule ! Le dragon soupira, puis reposa sa tête sur ses larges pattes de devant.
« Je n’ai pas faim, Maître Bélégar. Veuillez m’excuser auprès de vos gens. Considérez que je pratique le jeûne. »
Le gouverneur éclata de rire. « Tu m’en diras tant ! » lança-t-il tandis qu’il faisait signe à Tancrède de le rejoindre. De plus près, le chevalier distinguait le long corps reptilien lové contre la paroi de pierre, les ailes repliées. Seule l’extrémité de sa queue se balançait mollement. Il inspecta le sol du coin de l’œil, s’attendant à le trouver jonché d’ossements, mais il n’y avait rien.
« Comment vous nommez-vous, Chevalier ? » La voix suave du dragon tranchait avec la rocaille de sa demeure. Tancrède s’inclina lentement, puis se redressa, les poings vissés sur ses hanches, la poitrine fièrement en avant.
« Je suis sire Tancrède de Bouillon. Vous me voyez honoré de cette rencontre, Messire Dragon. »
Bélégar pouffa. « Ne faites pas tant de manières. Il ne vous mangera pas ! »
Le dragon ignora l’intervention du gouverneur.
« Je suis honoré de faire votre connaissance, sire Tancrède. Mon nom est Élie.
— Mais… je croyais… bredouilla le chevalier. Je croyais que les dragons ne révélaient jamais leur véritable nom aux hommes.
— En réalité, il s’agit de mon nom de baptême. C’est celui que j’adopte désormais et je n’ai pas à le cacher. »
Son nom de baptême ? Tancrède lança un regard ahuri à Bélégar, qui se contenta de hausser les épaules. Ce dernier fut aussitôt agrippé et tiré de côté par le chevalier.
« Qu’est-ce que c’est que cette histoire ? Qui l’aurait baptisé ? Qui aurait fait une telle chose ? » demanda Tancrède à voix basse.
Bélégar dansait d’un pied sur l’autre.
« Il y a plusieurs années de cela, un moine un peu fou, nommé Arrhénius, s’est arrêté dans notre province. Lorsqu’il a su que nous abritions un dragon, il a exigé de le voir. Je ne le lui ai pas interdit. Après tout, que risquait le dragon ? Au pire une indigestion s’il lui prenait l’envie de manger ce moine aviné. Arréhnius est resté de longs mois en sa compagnie. Il lui lisait les Saintes Écritures.
— Les Saintes Écritures !
— Et cela plaisait au dragon. À tel point qu’il aurait demandé au vieux moine de le baptiser. Ce qu’il a fait. Le clergé a bien entendu désavoué Arrhénius. Pourtant, le dragon est convaincu d’être un vrai chrétien. Vous voulez un conseil ? Ne le contredisez pas. Il est un peu chatouilleux sur la question. »
Tancrède revint au centre de la salle, les sourcils froncés. Il saisit son menton et tapota ses dents de lapin du bout de son index.
« Élie, c’est bien ça ? » Le dragon hocha sa pesante tête. « Élie, je suis un messager du Duc de Guelte. »
Il ferma une seconde ses yeux noirs, ses traits reptiliens laissant paraître une intense concentration.
« Guelte… C’est bien l’homme auquel j’appartiens ?
— Vous vivez sur les terres du duché de Guelte, dit sire Tancrède.
— C’est le Duc qui paie ta nourriture, quand tu daignes y toucher, intervint Bélégar. Et c’est lui qui a fait aménager cet abri.
— “Dieu nous réserve une habitation dans les cieux, une demeure qu’il a faite Lui-même et qui durera toujours” », récita le dragon, les paupières closes et le museau dressé vers le plafond de la grotte. Puis il reprit après un moment : « Et que puis-je faire pour mon bienfaiteur le Duc ? »
Tancrède se massa la nuque. Il essaya d’oublier que ce préambule le décontenançait. Il se redressa, bomba le torse et dit d’une traite :
« Messire le Duc s’apprête à marier sa fille cadette avec le baron Hocherive. Les noces auront lieu le jour du solstice d’été. » Tancrède fit une pause, éjectant d’une chiquenaude un insecte qui progressait le long de son épaule. « On attend des centaines d’invités prestigieux venus des quatre coins du royaume. Le prince héritier lui-même pourrait nous faire l’honneur de sa présence…
— Vous féliciterez chaleureusement le Duc pour le bonheur qui touche sa maison.
— Je… n’y manquerai pas. Mais ce n’est pas tout. Le Duc souhaiterait vivement vous associer aux réjouissances.
— Vous voulez dire qu’il tient à m’inviter ? »
Bélégar lui donna un coup de pied dans la patte.
« Ne te fais pas passer pour plus bête que tu n’es, vieux machin ! aboya-t-il. Tu as très bien compris ce que le chevalier veut dire. »
Élie poussa un profond soupir, qui sembla monter du plus profond de sa gorge. Tancrède le contempla un moment. Même couché il dominait le gouverneur d’une tête, et pourtant il se comportait comme un chien aux pieds de son maître. Le chevalier ne s’était pas attendu à cela. Était-ce bien les mêmes dragons que ses ancêtres avaient combattus ? Je ne suis pas né à la bonne époque, songea-t-il. Le monde d’aujourd’hui offre bien peu à un chevalier. Le dragon avait une nouvelle fois fermé les paupières. Il bâilla, permettant à Tancrède de contempler les deux rangées de dents qui garnissaient sa bouche. Beaucoup manquaient à l’appel. Après un moment, le dragon demanda : « Qu’attendez-vous de moi ? »
Sire Tancrède reprit la pose, poings sur les hanches et menton relevé. Il parla fort et distinctement : « Vous viendrez rendre honneur aux époux, au Duc et aux invités. » Il ajouta lentement, utilisant la formule traditionnelle : « Le Dragon sera combattu, la coupe sera bue, le serment échangé et…
— En gros, le coupa Bélégar, tu commences avec un rase-mottes au-dessus du public. Quelques flammes crachées ça et là pour faire crier ces dames, puis tu fais ton petit numéro de voltige dans le ciel, bien en vue de tout le monde, avant de redescendre te coucher au pied du Duc. Sans doute organisera-t-il un entracte avec quelques chevaliers. Parodie de combat. Ça fait toujours son petit effet. »
Bélégar conclut ses paroles d’un rire gras et sonore. Tancrède le fusilla du regard.
« Une joute est bel et bien prévue, dit-il.
— Je ne demande pas mieux que de vous aider, chevalier, dit le dragon. Mais je doute qu’il sied à un bon chrétien de se complaire dans l’amusement et le spectacle. Frère Arrhénius était d’avis qu’un chrétien ne devait pas chercher à attirer l’attention des autres hommes. Il devait au contraire tourner son attention vers Dieu.
— Ne dis pas n’importe quoi ! dit le gouverneur. Tu ne feras pas offense. Au contraire, tu rendras hommage au Duc. Il est ton bienfaiteur, ne l’oublie pas. »
Élie réfléchit, les yeux fermés, si longtemps que les deux hommes se demandèrent s’il s’était endormi. Bélégar s’apprêtait à lui donner un coup de pied pour s’en assurer lorsqu’il rouvrit les yeux.
« Revenez demain, Messire, et vous aurez ma réponse. »
Le chevalier voulut dire quelque chose mais Bélégar le tirait déjà vers l’extérieur de la chambre. « Au revoir, vieille carne, et merci de ton accueil ! » Tancrède protesta de cette retraite rapide mais il le fit taire d’une main agitée. « C’est du tout cuit, dit-il tandis qu’ils ressortaient à l’air libre. Il va accepter.
— Comment pouvez-vous en être sûr ? Il a dit qu’il donnerait sa réponse demain.
— Je connais le lascar, il procède toujours ainsi. Mais n’ayez crainte, il ne refusera pas. C’est cette fichue mentalité de dragon qui le pousse à nous faire mijoter. Ils sont ainsi, que voulez-vous ? Un dragon ne prend jamais de décision sans un jour de réflexion. Ils sont têtus comme cent mulets.
— J’espère que vous dites vrai. Car le Duc a été clair : il veut le dragon. Je ne retournerai pas les mains vides. »
Tancrède n’avait d’autre choix que d’attendre le lendemain. Il récupéra sa monture et suivit Bélégar sur le sentier pierreux qui les avait conduits jusqu’ici. Tancrède était maussade, son grand corps courbé, son nez piquant sur l’encolure de son cheval. Il se tut jusqu’à ce qu’ils eurent atteint le pied du pic. Là, il dit d’un ton bourru :
« Vous vous trompez, gouverneur. »
Bélégar chassa du revers de la main une grosse mouche qui lui tournait autour. « Ah oui ? Et à propos de quoi ?
— Pour animer les noces, le Duc offrira aux invités une joute entre ses chevaliers et le dragon. Il me l’a dit. Je fais partie des chevaliers qui défendront les couleurs de Guelte.
Bélégar lui coula un regard en biais, un sourire fendant ses joues broussailleuses. Il passa la langue sur ses dents jaunes.
« À quoi vous attendez-vous ? À un véritable combat ? Cela fait des années que l’on n’a plus vu un chevalier affronter un dragon, Dieu merci ! (Tancrède ne répondit rien, gardant la tête basse.) Dites-moi, Messire, quel âge avez-vous ?
— J’ai vingt-cinq ans.
— Et vous aviez déjà vu des dragons, avant celui-ci ?
— Pour sûr !
— Puis-je vous demander combien ?
— Un seul, à la vérité. Un grand dragon vert, aux ailes larges comme le fleuve Sil.
— Alors vous avez vu le dragon du roi. Vous avez de la chance, c’est le plus beau spécimen qui soit encore en vie. Certains, m’a-t-on dit, ne sont même plus capables de voler… »
Au-delà du bois de pin, ils franchirent un ruisseau glougloutant, puis suivirent une piste de terre qui menait à la demeure du gouverneur, à une lieue de là. Le soleil n’était plus aussi haut dans le ciel et la température printanière se radoucissait vite.
La maison du gouverneur était ceinte d’un haut mur de bois ne possédant qu’un seul accès. Dès qu’ils l’eurent franchi, ils mirent pied à terre et un palefrenier vint s’occuper de leurs chevaux. Le soir venu, Tancrède fut invité à se joindre à la grande tablée que le maître des lieux conviait chaque soir. Il y avait là l’épouse de Bélégar, ses deux filles, ses trois fils, les époux et épouses de ceux-ci, ainsi que nombre d’autres personnes dont Tancrède ne prit pas la peine de retenir la parenté, pour autant qu’il y en eût une. Bélégar fit asseoir le chevalier à ses côtés.
« J’espère que vous appréciez ma table, dit-il. Quand je pense à ce pauvre vieux dragon qui jeûne, ça m’ouvre l’appétit. »
Tancrède venait d’engloutir une cuisse de canard. Il cessa de manger, contemplant l’os qui lui restait dans la main. Il dit : « Pourquoi a-t-il tué ces proies que vous lui avez amenées, si ce n’est pour les manger ?
— Oh, il ne les a pas tuées. Les chèvres étaient déjà mortes quand on les lui a conduites. L’une de vieillesse, et deux de maladie.
— Vous lui donnez vos charognes ? s’indigna Tancrède.
— Il ne s’en est jamais plaint. Et maintenant qu’il jeûne… »
Tancrède repoussa le plat qui était devant lui. « Le Duc vous paie pourtant pour soigner ce dragon.
— C’est ce que je fais. Je veille sur lui. Le Duc peut être satisfait de mon service.
— Vous oubliez un peu vite un certain Arrhénius. »
Bélégar se rembrunit. « Oui, certes… Mais cette affaire est réglée, et Arrhénius chassé.
— Et le dragon… chrétien », ajouta malicieusement Tancrède.
Le gouverneur fit la moue, puis finalement éclata de rire en posant sa main sur l’épaule de Tancrède. Une jeune fille vint les resservir de vin. Tancrède nota au passage que ses œillades n’avaient rien d’équivoque. Il n’avait qu’un mot à dire pour ne pas dormir seul cette nuit. Il y réfléchirait, si jamais il réussissait à se départir de l’angoisse qui lui serrait les boyaux. Bien que Bélégar soutînt le contraire, il ne pouvait s’empêcher de craindre un refus du dragon. Que ferait-il, alors ? Le contraindre par l’épée ? Cela pourrait être intéressant.
Bélégar le tira de ses ruminements :
« Lorsque j’étais gamin – autant dire que vous n’étiez pas né, loin s’en faut – il arrivait encore que l’on voit un dragon chasser les moutons ou les chèvres. Mais de nos jours… La grande race des dragons est sur le point de s’éteindre. Vous ai-je dit que certains ne savaient plus voler ? D’autres ne crachent même plus de flammes.
— S’ils sont ce que vous dites, pourquoi le Duc tiendrait-il tant à en faire venir un ?
— Parce que si les dragons ne sont plus que l’ombre de ce qu’ils ont été, le souvenir de leur gloire reste vivace dans le cœur du peuple. Il n’y a qu’à vous regarder ! »
Tancrède passa son doigt sur la chevalière qu’il portait à la main droite. « Les Bouillon sont des tueurs de dragons, le saviez-vous ? » Le gouverneur leva la tête, haussant un sourcil interrogateur, puis entreprit de se curer les dents à l’aide d’un petit os de poulet. « Mon arrière-arrière-grand-père, Urbain de Bouillon, tua en combat singulier le fameux dragon de Trêle. ». Les yeux de Tancrède se brouillèrent soudain, comme s’il fixait un point hors de cette maison. « Mais c’était à une autre époque…
— Eh bien moi, cria Bélégar en se dressant sur ses jambes, je bois à la santé des Bouillon, tueurs de dragons. »
Tous les convives reprirent les salutations en levant leur coupe. Un court silence s’ensuivit, qui fit rapidement place à un nouveau concert de braillements.
Le lendemain, le chemin parut deux fois plus long à Tancrède, tant il était impatient d’arriver à la grotte. Il courut presque le long des couloirs sombres qui menaient à la chambre du dragon, glissant sur les pierres humides. Élie n’avait pas bougé d’un pouce depuis la veille.
« Bonjour à vous, Messire, et bonjour à vous, Maître Bélégar, dit-il poliment pour les accueillir. J’ai pris le temps de réfléchir à votre demande. » Le gouverneur tourna son visage vers Tancrède pour lui faire un clin d’œil. « Tout bien considéré, en dépit du fait qu’un bon chrétien ne devrait pas s’avilir en se donnant en spectacle, et puisque je n’ai pas moyen de m’acquitter autrement, j’accepte, par respect pour le Duc de Guelte, de participer aux noces de sa fille, et cela de la manière qui lui siéra. »
Tancrède n’était pas certain d’avoir correctement démêlé cet écheveau de paroles, mais le large sourire de Bélégar le rassura.
« Merci à vous, Dragon Élie, dit Tancrède d’une voix enjouée. Vous verrez, ce sera magnifique.
— Ce sera pénible », répondit-il.
Il se figea, museau dressé : « “Mais si quelqu’un souffre parce qu’il est chrétien, qu’il n’en ait pas honte ; qu’il remercie plutôt Dieu de pouvoir porter le nom du Christ”.
— Amen ! renchérit Bélégar.
— Amen, dit le dragon. Et gloire à Dieu au plus haut des cieux. »
Ils convinrent que le dragon retrouverait Tancrède la veille des noces. Pour ne pas gâcher la surprise des invités, il l’attendrait sur la colline qui se dressait à l’ouest du château.
« Nous sommes bien d’accord, vous me retrouverez la veille du solstice d’été ?
— Un dragon ne trahit jamais la parole donnée. Et vous avez la mienne, sire Tancrède. »
Le chevalier hocha la tête.
Malgré l’insistance du gouverneur, sire Tancrède se refusa à rester une nuit supplémentaire ; il avait hâte de retourner auprès du Duc. Sitôt son maigre paquetage emballé, il sauta sur le dos de son cheval et fila en agitant la main pour saluer Bélégar et les quelques curieux qui étaient venus assister à son départ. Il chevaucha sans s’arrêter jusque tard dans la nuit, se repérant à la lumière de la pleine lune. Au matin, il avala un morceau de pain et une tranche de lard qu’il avait obtenus dans la cuisine du gouverneur et se remit en selle sans tarder. En maintenant une course forcée, il parvint à destination deux jours plus tard et demanda à être reçu immédiatement. Un serviteur le conduisit par des couloirs mal éclairés jusqu’à la salle où le Duc donnait audience, puis le pria d’attendre là.
Incapable de tenir en place, le chevalier arpentait la pièce de son long pas, les mains croisées derrière le dos. Après ce qui parut à Tancrède une éternité, la porte s’ouvrit en grinçant sur un petit homme aux joues roses et au ventre rebondi, vêtu d’une splendide robe de chambre chamarrée de motifs brun et or, les couleurs du duché de Guelte.
« Sire Tancrède ! dit le Duc de sa petite voix flûtée. Quelle célérité ! Vous me voyez ravi de vous voir. »
Il s’avança pour saisir le chevalier aux épaules. Tancrède le dominait d’une tête et demie. « Eh bien, quelles nouvelles ?
— Vous serez satisfait, Seigneur. Le dragon est acquis à votre cause. Il fera selon votre bon vouloir.
— Ha, voilà qui est bien ! Vous êtes un brave, sire Tancrède. »
Les joues de chérubin du Duc de Guelte luisaient à la lumière des bougies. Tancrède sentit une bouffée de fierté remonter jusqu’à la pointe de ses cheveux. Le Duc l’invita à s’asseoir, lui servit un gobelet d’eau-de-vie et déclara qu’il ne serait satisfait que lorsque le chevalier lui aurait conté son expédition dans les moindres détails. Tancrède s’exécuta du mieux qu’il pût, cherchant surtout à dépeindre de manière convaincante l’impression que lui avait faite le dragon. Lorsque, imitant la voix profonde, il récita la promesse qu’Élie avait faite, le Duc battit des mains, laissant échapper des gloussements enjoués.
Cependant, un point préoccupait Tancrède : la joute avec le dragon. Il caressait l’espoir de se mesurer à Élie, d’une manière ou d’une autre. N’était-ce pas le destin d’un Bouillon ? Bélégar se trompait certainement lorsqu’il prétendait qu’aucun réel combat ne serait engagé. Cela ajouta à la bonne humeur du Duc, qui partit d’un franc éclat de rire.
« Voyons, sire Tancrède, il y bien longtemps que cela ne se fait plus. Vraiment, vous pensiez que vous affronteriez le dragon en combat singulier ? Mais si vous le tuiez, il ne m’en resterait plus. Je paie Bélégar pour me le soigner… Ce n’est pas pour le voir occis par mes hommes ! Non, le dragon servira au décorum. Ah, la fougue de la jeunesse… » conclut-il en agitant son index potelé.
L’excitation du chevalier retomba comme un soufflé ; l’humeur de sire Tancrède, pareille à celle d’un enfant, tournait à tout vent. Il regagna ses quartiers en traînant les pieds. Le Duc l’avait certes félicité, mais quelle renommée pouvait-il espérer d’un faux affrontement ? Il soupira tandis qu’il déambulait devant les tableaux illustrant les faits de guerre du royaume. Il lui sembla que les héros du passé, fixés sur leur toile, le lorgnaient d’un œil méprisant. Voilà Sacmort le Terrible ! Il se moque de moi, lui qui combattait les barbares du nord à main nue. Et toi, chevalier Boller, héros de la longue guerre. Tu ricanes du haut de ton cheval caparaçonné… Une fois dans son lit il tira les couvertures sur son nez et s’endormit presque aussitôt. Il ne remarqua même pas que les draps sentaient le moisi.
Rien. Toujours rien.
Tancrède jura dans sa barbe, puis se mit à tourner en cercle autour de leur camp de fortune. Les deux soldats qui l’accompagnaient l’observaient du coin de l’œil. L’humeur du chevalier les dissuadait d’ouvrir la bouche ; ils se contentaient de se lancer des regards entendus. « Mais que fait-il, Sainte Vierge ! Il devrait être là depuis longtemps. » Le soldat le plus âgé, un grand gaillard qui sentait le saucisson, nettoyait ses bottes lorsque son regard fut attiré à l’horizon. « Messire ! » dit-il en tendant un index sale dans la direction du soleil couchant.
Sire Tancrède s’immobilisa au beau milieu de son treizième tour de camp. Il scruta le paysage, protégeant ses yeux du plat de sa main. Tout d’abord il ne vit rien. Puis, petit à petit, il distingua une forme noire qui se superposait au disque solaire. Une forme noire qui battait des ailes. Il se mit à rire, improvisant quelques pas de danse fort peu gracieux. À un autre moment les soldats se seraient probablement esclaffés, mais un spectacle d’un genre différent captait leur attention.
Le dragon se rapprochait à grande vitesse. Et cela sans le moindre bruit. Un drapeau fut agité pour signaler leur position. L’atterrissage fut laborieux, et l’espace d’un instant Tancrède crut voir le dragon terminer sa course contre les hêtres qui ceinturaient la clairière. Heureusement, un rétablissement de dernier instant lui permit de se poser sans heurts à quelques pas de Tancrède. Le chevalier lança un regard méprisant aux soldats qui, instinctivement, s’étaient reculés sous le couvert des arbres.
« Me voici, sire Tancrède. En temps et en heure. » Sa voix trahissait son essoufflement. Tancrède, une main posée sur sa ceinture et l’autre sur le pommeau de son épée, vint se planter juste sous le nez de la créature. Il souriait de toutes ses dents, sa cotte de maille étincelant sous les derniers rayons du soleil.
« Messire Dragon. Je suis heureux de vous voir. Avez-vous fait bonne route ?
— Bien, je vous remercie. » Il leva la tête vers le ciel, ajoutant : « “Soyez sans crainte ! Car le Seigneur vous accompagne dans votre voyage”.
— Hmm… assurément, dit Tancrède qui pourtant ne semblait pas sûr de quoi que ce fût. Mais trêve de politesse, j’ai à vous entretenir de la journée de demain. »
Ils s’installèrent du mieux qu’ils purent, Tancrède adossé à une souche, le dragon couché sur ses pattes. À la lueur du soleil couchant, sa peau grise apparaissait dorée. Les veinules courant le long de ses ailes palpitaient. Tandis que les soldats s’employaient à allumer un feu, le chevalier prit soin d’expliquer à Élie ce que le Duc attendait de lui. Les invités entreraient dans l’église sur le coup de midi et en ressortiraient trois heures plus tard. Les époux prendraient alors la tête du cortège pour le conduire sur la plaine de Lerche, où de nombreuses tentes avaient été dressées. Une estrade érigée pour l’occasion accueillerait le Duc de Guelte, les mariés ainsi que les parents proches. Devant les invités réunis autour de l’estrade, le Duc prononcerait un discours dont il avait bien voulu réciter quelques passages à sire Tancrède le matin même. Le chevalier en avait oublié la teneur exacte, toutefois il aurait pu jurer qu’il y était question de l’honneur sans tache des Guelte, du courage légendaire des Hocherive et du regard bienveillant de Dieu. Tancrède haussa un sourcil. Il n’y a pourtant rien de légendaire chez les Hocherive. Hormis leur fortune, peut-être. Le dragon entrerait en jeu à la fin du discours. Venant de très haut dans le ciel, il descendrait sur la foule et ferait sa démonstration, exactement comme Bélégar l’avait suggéré. Ce vieux dégoûtant avait décidément raison sur toute la ligne… Puis il jouterait avec quelques chevaliers triés sur le volet, dont sire Tancrède, suivant une chorégraphie savamment établie par le Duc lui-même. Après quoi, vaincu, le dragon rendrait hommage à Guelte et prêterait serment d’allégeance, garantissant la bonne fortune aux époux. Et patati, et patata.
Tancrède, muni d’une brindille et de petits cailloux, représenta sur le sol les positions respectives du dragon et de ses adversaires durant le combat factice. L’exercice l’ennuyait ostensiblement. Élie sourit.
« Tout cela ne vous plaît guère. Me trompé-je, sire Tancrède ? »
Celui-ci jeta sa baguette au sol. « C’est une farce, voilà tout. Je voulais…
— Vous vouliez me combattre. »
Tancrède acquiesça. Il resta silencieux pendant un long moment. Puis, n’y tenant plus : « N’avez-vous donc point de fierté, Dragon ? Vous vous apprêtez à tenir le rôle du bouffon dans une comédie d’hommes. »
Une lueur éclaira l’œil du dragon. « Fierté ? La fierté est mauvaise conseillère. Voyez-vous, sire Tancrède, je ne dis pas qu’il y a quelques années encore j’aurais accepté la besogne sans rechigner, mais aujourd’hui… Tout cela me paraît bien superficiel. Nous ne sommes que des enfants qui errons sur un monde vaste et inconnu, jusqu’au jour où nous découvrons que tout est voulu par Lui, et que nul ne peut prétendre à la sagesse s’il ne reconnaît cela. » Et il étira son museau vers les étoiles naissantes. Comme un prêtre charmé par le son de sa propre homélie…
« Vous auriez aussi bien pu demeurer dans votre grotte, fit remarquer le chevalier.
— Là ou ailleurs, cela importe peu. Je dois m’acquitter de ma dette envers Guelte.
— Dette ? dit Tancrède avec dédain. Vous voulez dire le remercier pour toutes ses charognes qu’il vous offre ? Oh, c’est vrai qu’il y a de quoi être reconnaissant ! Rien n’est plus succulent qu’un cadavre de chèvre infesté de vers.
— Je n’aurais rien eu à manger, sans cela.
— Et la chasse ? Vous pourriez dévorer quelques moutons. Ce n’est pas ce qui manque, dans nos campagnes. »
Le dragon baissa la tête. À la lueur des étoiles, son dos prenait des teintes d’argent. Il étincèle comme un bijou, songea Tancrède. Un bijou froid et dur.
« Je suis vieux, reprit Élie. Et las. Vous croyez que dans mon jeune âge je me serais posé avec autant de maladresse, manquant finir ma course dans les sous-bois ? Chasser n’est pas un problème. Cependant, si l’on chasse sans permission, cela exige d’être prêt à combattre les hommes qui viendront pour vous tuer. Des hommes comme vous, sire Tancrède. Ils auraient tôt fait de me débusquer, de m’enfumer pour que je sorte de mon trou, puis de me percer d’une dizaine de traits d’arbalète. À votre avis, pourquoi y a-t-il si peu d’individus de mon espèce aujourd’hui ? »
Élie se tut, l’air renfrogné. Tancrède laissa errer son regard du côté du campement, où les deux soldats se tenaient près du feu. La fraîcheur du soir s’installait, et il ne put réprimer un frisson. Il entendait l’activité des premiers oiseaux nocturnes dissimulés dans les branches environnantes. C’était un bien étrange instant, songea-t-il. Lorsque le Duc l’avait choisi pour cette mission, il s’était réjoui à l’idée de rencontrer un dragon. Maintenant que cela s’était produit… eh bien, il trouvait cela fort éloigné de ce qu’il avait imaginé. Le dragon, dans son esprit, était une créature dont la vue provoquait un profond trouble, et qui faisait trembler la main du plus courageux chevalier. Ce qu’il avait devant lui n’était rien de plus qu’un gros animal. Un animal cultivé, certes. Qui citait les Saintes Écritures.
« En d’autres temps, dit Élie, je vous aurais combattu, sire Tancrède. »
Le chevalier se redressa soudain. « Ce n’est pas moi qui vous en empêche !
— Et je vous aurais tué. »
Tancrède s’esclaffa. Le dragon piqua la mouche : « Je ne suis peut-être plus aussi terrifiant qu’autrefois, mais sachez que je suis encore capable de rôtir un jeune chevalier arrogant d’un seul crachat de flammes. » Ses yeux noirs étincelèrent. Je vois qu’on n’a pas perdu toute fierté ! conclut le chevalier pour lui-même. Je préfère ça.
« M’en ferez-vous la démonstration ?
— “Mais ils n’usèrent pas de violence, car ils avaient peur que le peuple leur lance des pierres”. Comprenez-vous ?
— Ce que je comprends, bougonna Tancrède, c’est que vous avez renié ce que vous êtes.
— Je n’ai rien renié du tout. Mais aujourd’hui j’écoute la parole de Jésus. Et sa parole est d’amour, pas de haine.
— Parlons-en, de Jésus ! Oubliez-vous la façon dont il chassa les marchands du temple ? »
Le dragon soupesa cette dernière question avec attention. « Oui… Je veux bien reconnaître que, dans certains cas, la violence puisse se justifier.
— Si Dieu avait voulu faire de vous un apôtre, il ne vous aurait pas donné des ailes, une queue et des crocs. (Élie plissa le museau.) Vous êtes un Dragon, l’une des plus nobles créatures qui soit. Comportez-vous comme tel !
Le dragon tourna la tête pour inspecter son corps, comme s’il le découvrait pour la première fois. « C’est vrai que nous sommes de nobles créatures. Il n’y a pas à en douter. »
Tancrède sentait l’assurance d’Élie vaciller. Encore un petit effort, se dit-il. Si je le touche au bon endroit, j’en fais mon affaire. Il se leva, planta ses poings sur ses hanches, rejetant ses cheveux blonds en arrière d’un mouvement de la tête.
« Vous ne vous en montrez guère digne. Bélégar a raison de vous traiter comme un vieux chien qui n’est plus bon à rien. » Il tira son épée, la pointant droit vers la gueule d’Élie. Sa voix se fit de plus en plus forte. « C’est ce que vous êtes, non ? Un chien qui remue la queue devant son maître. Il vous a construit une belle niche dans la montagne, et vous lui léchez la main. Vous n’êtes bon qu’à… »
Le dragon se dressa si rapidement que Tancrède faillit lâcher son épée. Il dominait le chevalier de toute sa taille. Ses yeux sombres brillaient d’un éclat mortel, tandis que des fumerolles noirâtres s’échappaient de sa gueule. Tu es allé trop loin, se maudit Tancrède. Une sueur glacée lui piqua l’échine. Ses doigts raffermirent leur prise sur la poignée de son épée. Il guettait le moment où le dragon ouvrirait sa gueule pour vomir des flammes.
« Bonne nuit, sire Tancrède », dit le dragon d’une voix froide comme la nuit. Puis il tourna les talons et partit s’installer à une vingtaine de pas de là, sous le couvert d’un grand arbre. Il fallut une bonne minute à Tancrède pour retrouver ses esprits. Il remit son épée au fourreau et rejoignit les soldats. Il étendit ses mains vers les flammes ; il remarqua qu’elles tremblaient. Et le froid n’avait rien à voir là-dedans, constata-t-il avec amertume.
Les personnes qui n’avaient pu entrer dans l’église jouaient maintenant des coudes afin d’être en bonne place à la sortie des époux. Tancrède se fraya un chemin à travers la foule pour rejoindre les autres chevaliers. Ne pouvaient-ils donc pas s’écarter, tous ces riches fats vêtus de soie ? Ils devaient bien voir qu’il était pressé ! Il fut bousculé par une matrone qui devait bien peser ses deux cents livres. Mis à terre par une grosse bonne femme !… Voilà qui me vaudrait un siècle de railleries…
Dans le pré adjacent, un grand poteau avait été dressé, au bout duquel flottaient les couleurs de Guelte. Tancrède retrouva au pied du poteau les trois autres chevaliers qui combattraient le dragon à ses côtés. Les portes de l’église s’ouvrirent et la foule retint son souffle. Des vivats éclatèrent lorsque le Duc apparut, levant ses bras grassouillets en réponse à la liesse.
En offrant sa fille au baron Hocherive, Guelte scellait une alliance fructueuse. Mais Tancrède se moquait bien des questions politiques – à moins qu’il ne s’agît de questions financières ? Il n’était plus certain. C’est à peine s’il accorda un coup d’œil à la fille du Duc, pourtant une superbe jeune femme aux cheveux d’or, qui monta sur l’estrade, fière, le menton relevé, prendre place auprès des invités de marque. Tancrède fixait les cieux, où quelques nuages floconneux dérivaient paresseusement. Le temps s’écoulait avec une horrible lenteur. Il crut que jamais ne viendrait la fin du discours du Duc. Lorsque enfin celui-ci lui adressa un petit signe du haut de l’estrade, Tancrède saisit son cor et souffla de toutes ses forces. Espérons que le vieil Élie n’est pas sourd comme un pot.
Un silence tendu se fit. Tancrède scrutait le ciel, tapotant nerveusement le pommeau de son épée de sa main gantée. Une minute s’écoula. Le chevalier souffla une deuxième, puis une troisième fois. Le Duc s’efforçait de conserver le large sourire qu’il avait adopté pour la circonstance. Alors que Tancrède s’apprêtait à porter une nouvelle fois le cor à ses lèvres, une clameur se fit, et de nombreux doigts se pointèrent.
Le dragon approchait. Vite. Ses longues ailes battaient régulièrement, propulsant son corps à travers l’air à la manière d’un gigantesque oiseau. Il amorça une descente en direction de la foule. Gare à la manœuvre… Le dragon filait en direction du sol, en plein sur l’estrade. Un murmure grandit parmi la foule. Il était toujours plus prêt et ne semblait pas vouloir changer de direction. On cria, on se cacha les yeux et on s’aplatit sur le sol. Au dernier moment, deux puissants coups d’aile firent remonter Élie au-dessus de la flèche de l’église. Dès qu’ils furent revenus de leur frayeur, les invités applaudirent à tout rompre. Vieux, mais pas dénué de ressources.
Le Duc sortit de derrière son siège (là où il avait trouvé refuge) pour se joindre aux exclamations. Élie enchaîna avec une série de figures aériennes compliquées, puis vint se poser dans le petit pré où attendaient les chevaliers. « À nous enfin ! » s’exclama sire Tancrède. Tous les visages se tournèrent dans leur direction. Il avança vers le dragon, rabattant la visière de son casque. Les autres chevaliers venaient à sa suite. Le souffle court, le dragon peinait à se tenir bien droit sur ses pattes. Tancrède devina que ses acrobaties l’avaient épuisé. Ses yeux étaient terriblement las.
Le spectacle débuta. Les chevaliers entourèrent le dragon, leurs épées tirées. La foule manifestait son intérêt avec force cris et battements de mains. Tout cela donnait la nausée à sire Tancrède. Cette pitrerie amusait peut-être le Duc, mais son aïeul Urbain de Bouillon devait le honnir du fond de sa tombe. Élie ouvrit sa gueule, poussant un rugissement. Pathétique. Tu peux faire mieux que ça.
« Je rêve, ou tu viens d’aboyer ? » dit Tancrède.
Élie tourna sa tête vers lui, l’air réprobateur.
« Remarque, ça n’a rien de surprenant pour un chien. As-tu vu ton maître sur l’estrade ? Qu’attends-tu pour aller lui lécher la main ? »
Les autres chevaliers s’échangèrent des coups d’œil étonnés. Ils n’avaient pas souvenir de ces dialogues. Peut-être un ajout de dernière minute ?
Le dragon baissa la tête, penaud. « Vous êtes cruel, sire Tancrède. Terminons cela, que je puisse retourner à ma niche, comme vous dites. »
Ah, non. Je ne vais pas te laisser t’en sortir aussi facilement. Il planta son épée dans la patte d’Élie. L’entaille lui arracha un glapissement de douleur. « Défends-toi ! » Tancrède tournait autour du dragon, l’épée dressée. « Rappelle-toi qui tu es. » Élie s’aplatit sur le sol, le museau enfoui sous ses pattes. « Rappelle-toi d’où tu viens. » Une seconde piqûre, dans le flanc. Puis une troisième, dans la queue. Tancrède se déplaçait rapidement, ne cessant de harceler le dragon. « Tu fais honte à ton espèce. » Qu’était-il en train de se passer ? Les spectateurs suivaient avec des yeux étonnés le chevalier et son adversaire recroquevillé sur l’herbe. « Que tes os moisissent sur place ! » cria Tancrède en donnant un puissant coup de pied dans les pattes, sous lesquelles la tête se dissimulait. Le chevalier avait beau s’escrimer, le dragon ne montrait aucune volonté de se défendre. Rien n’y fait, songea-t-il, essoufflé. Il tourna la tête de gauche à droite. À moins que… Le chevalier rengaina son épée, puis se dirigea vers le bord du terrain, ou des porte-étendards dressaient fièrement les couleurs des invités, Hocherive en tête. Il confisqua une hampe, malgré les récriminations de son propriétaire, et revint auprès du dragon. La tête de celui-ci était toujours cachée sous ses pattes de devant.
Allons-y pour les grands moyens ! Tancrède se plaça derrière le dragon, au niveau de sa queue. Il saisit fermement le long manche en bois dans sa main droite, tandis que de la gauche il soulevait la base de la queue. D’un geste sec, il enfonça la hampe dans le fondement du dragon. Le corps reptilien se contracta instantanément, et une plainte aiguë et inhumaine se fit entendre. Une plainte qui mourut dans le silence lourd qui s’était instantanément fait sur la plaine. Parmi les spectateurs, beaucoup grimacèrent en détournant le regard. Quelques dames perdirent connaissance. Un murmure parcourut l’assistance. Tancrède retira le manche d’un second mouvement sec, puis le jeta au loin. Je doute que son propriétaire veuille le récupérer.
Un éclair jaune filtra sous les paupières grises, puis le dragon se releva de toute sa taille. Il posa ses yeux sur Tancrède ; ses pupilles se rétrécirent, formant une étroite fente lumineuse au milieu d’un globe noir comme la nuit. Soudain le chevalier sentit son estomac se ratatiner dans son ventre, tandis que chaque pouce de sa peau était parcouru d’un incoercible frisson. Élie n’avait plus l’air vieux ni fatigué. La froideur mortelle de ses yeux contrastait avec le bouillonnement qui croissait au fond de son gosier. Sainte Vierge ! Un Dragon.
Sire Edmond, l’un des compagnons d’armes de Tancrède, choisit cet instant pour s’approcher de lui, tapotant son plastron pour attirer son attention :
« Dites, Messire, cela ne ressemble pas à ce que nous avons répété. Normalement, vous deviez… »
Sire Edmond ne termina pas sa phrase. Il fut interrompu par la queue du dragon, qui le heurta en pleine poitrine et l’envoya valdinguer dans les airs. Il retomba à plusieurs pas de là dans un fracas de métal tordu. Tancrède avait observé la détente de l’immense queue et avait plongé au dernier instant. La foule ébahie hésitait encore entre applaudissements et cris d’effroi.
Le dragon rugit, et ce fut comme si le tonnerre s’abattait sur la plaine. Ses naseaux crachaient de la fumée noire, sa peau tendue palpitait, ses ailes fouettaient l’air. Tancrède fit quelques pas de côté pour s’écarter. Un souffle enflammé sortit de la bouche du dragon, évita Tancrède de justesse mais roussit ses sourcils. Un autre chevalier n’eut pas cette chance. Les flammes le happèrent : il s’effondra sans un cri, calciné avant de toucher le sol.
Cette fois, les invités se décidèrent à hurler et à fuir de tous les côtés. Alors que Tancrède levait son épée, Élie s’élança dans les airs, survola l’estrade et grimpa vers les nuages. Le Duc agitait ses bras courts dans sa direction, un cri d’horreur bloqué au fond de sa gorge : au passage, le dragon s’était saisi de la mariée à l’aide de ses pattes arrières. Tancrède la vit se débattre, ses longs cheveux blonds masquant son visage. Indifférent aux protestations de son fardeau, Élie montait toujours plus haut, tournoyant comme s’il était pris de folie. Dieu le rappelle à lui, et il monte au ciel dans un tourbillon.
Il lâcha la fille du Duc. Sa chute s’accompagna d’un long cri qui prit fin lorsqu’elle défonça le toit de l’église. Elle acheva sa course contre les dalles de pierre, au pied de l’autel, recouverte d’une pluie de tuiles et de bois fendu. Le Duc s’évanouit. Hocherive avait disparu, noyé dans le flot des fuyards qui se piétinaient, en proie à la terreur. Les soldats pointaient leurs arbalètes vers le ciel, tremblant de tous leurs membres.
Au milieu de ce tumulte, Tancrède était le seul à conserver son calme. Il ne pouvait détacher son regard du dragon. Son corps renvoyait l’éclat du soleil ; ses ailes se déployaient fièrement au-dessus de la terre ; son souffle de feu brûlait dans sa gueule. Il n’existait rien de plus beau au monde. Gloire à Toi, au plus haut des cieux.
« Et maintenant, ajouta-t-il à haute voix, redescends donc parmi nous. » Il ôta son casque pesant et tira son épée de son fourreau. Il ramena sa longue lame contre son visage, son front au contact de l’acier. Il inspira profondément : « Que je puisse te tuer. »
Le panier se balançait au bout du bras de Bélégar, accompagné du son plein de promesses de bouteilles s’entrechoquant. Le gouverneur chantonnait un vieil air de soldat, où il était question des formes généreuses d’une bergère dénommée Jeanne. Il brandissait une torche afin de voir où il mettait les pieds et ne pas déraper sur le sol inégal et humide de la caverne.
« Salut la compagnie ! » lança-t-il en débouchant dans la vaste pièce. Tancrède et le dragon répondirent distraitement, refusant de décoller le nez de leur jeu de dames, posé à même le sol rocheux. Le chevalier était assis en tailleur, tandis que le dragon était accroupi de l’autre côté, déplaçant un pion du bout de sa griffe avec délicatesse.
« Qui gagne ? »
Tancrède leva deux yeux las vers Bélégar : « Lui. Lui. Encore lui. » Le gouverneur éclata de rire et lui donna une tape dans le dos. Le chevalier poussa un petit cri aigu. « Bougre d’âne, abstenez-vous ! J’ai le dos couvert de bleus ! » Il avait également le bras gauche en écharpe, ainsi qu’un bandage qui lui enserrait la tête. Le côté droit de son visage était méchamment pelé, laissant apparaître de l’épiderme rose sous les morceaux de peau morte. Bélégar ignora la saute d’humeur du chevalier et entreprit de disposer le contenu du panier sur le sol de la grotte : trois bouteilles de vin, du pain, du fromage et un énorme pâté.
Tancrède lorgna d’un œil intéressé sur les denrées, et plus particulièrement sur les bouteilles.
« Eh bien, Messire ? On ne remercie pas ce bon vieux Bélégar qui a fait tout ce chemin pour vous apporter de quoi ne pas mourir de faim ? »
Un merci timide se faufila entre les lèvres jointes du chevalier. Il était à nouveau concentré sur le jeu, car le dragon déplaçait l’un de ses pions. Sa patte et son museau étaient couturés de fines entailles qui ne s’étaient pas encore refermées.
En voyant le coup de son adversaire, Tancrède eut d’abord un large sourire, qui fit rapidement place à une moue suspicieuse.
« Je vois, dit-il. Vous faites exprès de mal jouer pour me laisser gagner !
— Euh, je vous assure… » bredouilla le dragon, qui ne s’attendait pas à être démasqué.
Tancrède abandonna la partie d’un geste rageur, puis se leva et vint examiner les bouteilles de vin. Bélégar en avait déjà ouvert une et lui tendait un gobelet rempli à ras bord. Il prit une gorgée, puis la garda en bouche quelques secondes avant de la faire descendre dans son gosier. Pas mal du tout. Le filou nous gâte.
« Et toi, vieux machin, demanda le gouverneur au dragon, est-ce que tu prends un coup ? Où est-ce qu’entre-temps tu seras devenu mahométan ? »
Élie prit un air indigné. « Voyons, Maître Bélégar, ne dites pas de sottises ! J’ai souvent communié avec le sang du Christ. » Il ouvrit la gueule et Bélégar vida le contenu d’un gobelet sur la grosse langue rose. Tancrède tendait déjà le bras pour qu’on le resservît. Un peu de vin ne pouvait que favoriser la guérison de son corps éprouvé, se disait-il. Il passa sa langue sur ses lèvres, récupérant une goutte à la saveur piquante, puis il demanda à Bélégar qu’elles étaient les nouvelles. Le gouverneur haussa les épaules :
« Ils ne viendront pas vous chercher ici, si c’est ce qui vous inquiète. Je les ai convaincus facilement que le dragon s’en était allé loin au nord, au-delà des marais. Et ils me semblent peu enclins à organiser une expédition vengeresse aussi loin. Quant à vous, chevalier, je vous déconseille de vous montrer pour le moment. Le Duc vous recherche jusque dans le moindre hameau. M’est avis qu’il ne renoncera pas de sitôt à vous mettre la main dessus. »
Tancrède lui lança un regard torve : « Je m’étonne d’ailleurs que vous ne m’ayez pas encore vendu au Duc ! Ce serait pourtant assez dans votre genre. »
Bélégar adopta son air le plus rusé : « Quel ingrat vous faites ! Peut-être aurais-je dû vous claquer la porte au nez, lorsque vous êtes venu chercher refuge chez moi, éclopé et la queue entre les jambes. Je n’en ai rien fait, pas plus que je n’ai prévenu le Duc. Et figurez-vous que j’en suis le premier surpris. Il faut croire que je vous aime bien ! Vous me rappelez moi-même à votre âge. »
Le chevalier grimaça. Comment les choses avaient-elles pu prendre si mauvaise tournure ? Il n’avait fait que ce pourquoi il était destiné : affronter le dragon en combat singulier. Il ne l’avait pas tué, certes, mais il n’était pas mort non plus, ce qui était tout à son honneur. Ne méritait-il pas des louanges pour son courage ? Au lieu de cela, on le vouait aux gémonies, et tout cela à cause d’un malheureux accident. Quelle injustice !
Le gouverneur sourit largement, offrant à ses hôtes la vision cauchemardesque de sa dentition. « J’aurais donné cher pour voir la fille du Duc traverser le toit de l’église. Cela devait être quelque chose ! »
Tancrède lui fit des gestes véhéments pour qu’il se taise mais il était déjà trop tard : Élie laissa échapper un gémissement aigu et se couvrit la tête de ses pattes. Il alla se blottir dans un coin de la grotte, tournant le dos au gouverneur et au chevalier, puis entama à voix basse une litanie inintelligible, entrecoupée de sanglots.
Bélégar se tourna vers Tancrède et leva un sourcil interrogateur.
« Félicitations, dit le chevalier, il ne manquait plus que ça. Maintenant, il va réciter des Notre Père jusqu’à ce qu’il ce qu’il n’ait plus de salive, et croyez-moi, cela prend du temps. » Il fit quelques pas et rejoignit le dragon dans le coin de la grotte. Il lui tapota gentiment la tête. « Élie, mon garçon, arrêtez donc de pleurer et revenez auprès de nous. Vous ne voulez pas faire de la peine à Bélégar qui est venu exprès pour nous voir ! »
Tancrède insista patiemment jusqu’à ce que le dragon cesse ses lamentations et retourne au centre de la grotte. « Jamais je ne pourrai me pardonner ce que j’ai fait, dit Élie en reniflant. J’ai lâchement succombé à ma nature perverse.
— Voyons, voyons… Le Seigneur, Lui, vous a déjà pardonné.
— Vous en êtes sûr ? » demanda le dragon, dubitatif.
Le chevalier lui assura qu’il ne pouvait pas en être autrement tout en coulant un regard complice à Bélégar.
« Je n’aurai pas dû quitter cette grotte. Je ne la quitterai plus, et peut-être qu’ainsi Il m’accordera son pardon. »
Le dragon souffrait beaucoup d’avoir manqué à ses devoirs de chrétien, laissant s’exprimer sa rage et sa violence naturelles. Tancrède peinait à comprendre le déchirement de son adversaire. Après tout, Élie n’avait fait que ce qui était dans l’ordre des choses. C’est ce que lui-même avait fait, et ce que maintenant on lui reprochait. Décidément, il ne comprenait pas le monde dans lequel il vivait : tout y était retourné…
« Ah, le poids de mes péchés est bien lourd, dit le dragon. Et le chemin de la rédemption est un long chemin. Je regrette qu’Arrhénius ne soit plus là pour me guider.
— Ch’est chûr ! dit Bélégar la bouche pleine de pâté.
— Trinquons à Arrhénius, renchérit Tancrède en levant son gobelet.
— À Alhéniuch ! »
Ils trinquèrent et burent encore. Le dragon demanda, après s’être fait verser dans le gosier une bonne moitié de bouteille de vin :
« Et vous, sire Tancrède, que ferez-vous une fois rétabli ? Allez-vous vous mettre en chasse d’autres dragons à combattre ?»
Tancrède posa sa tête dans ses mains, l’air songeur. Que ferait-il, en effet ? Il avait combattu pour obtenir honneurs et reconnaissance de ses pairs et il n’avait reçu ni l’un ni l’autre. Cette époque ne vaut rien pour les chevaliers dignes de ce nom.
Bélégar lui donna un petit coup de coude. « Si ça vous intéresse, Messire, j’ai peut-être du travail pour vous. Administrateur adjoint, ça vous tenterait ? »
Tancrède leva la tête vers lui, les sourcils froncés. « Mais je n’y connais rien. À moins qu’administrer ait quelque chose à voir avec la joute et le maniement de l’épée ? »
Le gouverneur laissa libre cours à son rire gras, projetant des miettes de pain alentour. « Qu’à cela ne tienne ! Comptez sur moi pour vous inculquer les ficelles du métier ! »
Tancrède regarda Bélégar, puis Élie, dont les yeux profonds brillaient de repentir, de sagesse et peut-être même d’encouragement. Le dragon parla : « “Montre-moi, Seigneur, la voie que je dois suivre, et je m’y engagerai jusqu’au bout”. »
Tancrède tapota ses dents de lapin du bout de son doigt. « Administrateur, hein ? » Il haussa les épaules. « Pourquoi pas… » dit-il tout bas. Après quoi il enfourna une grosse bouchée de pâté.
FIN