— Oh, Bünzi ! Par ici mon vieux !
Vêtu d’un manteau marron élimé et d’un béret de laine, les yeux dissimulés sous de larges lunettes noires, Maurice Bünzi traversa vivement la salle du Buffet de la Gare, se faufilant entre les tables en direction de l’homme qui l’avait interpellé.
— Vous n’êtes pas fou de crier mon nom comme ça ? chuchota-t-il, inquiet.
Il prit place à une petite table tapie dans l’angle nord, tout contre la sortie donnant sur le quai numéro un.
— Soyez discret, poursuivit Bünzi, je ne tiens pas à ce que l’on me reconnaisse. Et ne m’appelez pas mon vieux.
En face de lui, vautré sur la banquette, Max Jéhenne roulait une cigarette et souriait de ses dents jaunies par le tabac. Des lunettes rondes à monture dorée reposaient sur son énorme nez. On dirait une patate, ne put s’empêcher de penser Bünzi, comme lors de leur première rencontre. Jéhenne chassa une mèche de cheveux filasse de son front. Il mit la cigarette dans sa bouche, puis tâta ses poches à la recherche d’un briquet. Il sortit un Bic bleu de son vieux blouson en jean et, après qu’il eut retiré quelques brins de tabac collés à sa lèvre inférieure, il alluma sa cigarette.
— Ne soyez pas nerveux comme ça, fit-il. Regardez autour de vous : personne ne se soucie de nos petites personnes. Enlevez donc votre attirail, vous transpirez comme un bœuf !
Bünzi hésita, puis retira son vieux manteau, ses lunettes et enfin son béret, qui dissimulait une calvitie avancée. La cinquantaine, corpulent, il portait un complet bleu élégant ainsi qu’une cravate sombre. Il s’épongea le front à l’aide d’un mouchoir en tissu brodé, après quoi il se retourna pour embrasser les lieux du regard. Un brouhaha constant montait de la salle comble. L’odeur âcre du tabac se mêlait aux relents graisseux des mets de brasserie. Le personnel – tous arborant chemise blanche impeccable et gilet noir – tourniquait à toute vitesse entre les tables, fondant sur la moindre main levée comme des rapaces sur une proie, sous l’œil inquisiteur du chef de salle. Dans le bruit et l’agitation, il était impossible d’espionner les conversations se tenant à une autre table que la sienne. Cela ne suffit pas à rassurer Bünzi.
— Drôle d’endroit pour notre rendez-vous, maugréa-t-il.
— Sympathique, non ? s’enquit Jéhenne, qui affichait une gaieté taquine.
Il souffla de la fumée par le nez en précisant qu’il venait fréquemment dans cet établissement. Il tendit un bras bien haut et un garçon accourut.
— J’ai une faim de loup, et vous ?
Bünzi lui lança un regard torve.
— Vous êtes sérieux ?
— Je vous recommande la choucroute garnie. C’est un plat honnête. Qu’en dites-vous ?
Une moue écœurée fut tout ce qu’il obtint en réponse. Il commanda une choucroute ainsi que deux chopes de bière, malgré les protestations de Bünzi. Il demanda également une seconde fourchette. « Comme ça, vous pourrez piquer », précisa-t-il.
Les chopes arrivèrent et les deux hommes trinquèrent (l’un d’eux de mauvaise grâce). Jéhenne, la lèvre couverte de mousse, remercia Bünzi d’avoir fait appel à une maison sérieuse et respectueuse de la clientèle comme l’était la maison Jéhenne.
— Parce que vous n’êtes pas tout seul ?
— Juste mon frère et moi. Nous représentons la quatrième génération ! Si je n’étais pas tenu par le secret professionnel, je pourrais vous donner d’impressionnantes références. Tenez, l’année dernière, j’ai eu comme client un conseiller d’Etat. Mais le secret, vous savez ce que c’est… Je ne peux pas donner de nom. (Il semblait déçu.)
Une gigantesque assiette fumante les interrompit. Une forte odeur de choucroute et de saucisse emplit l’air tout autour. Bünzi se mit à saliver, bien malgré lui. Jéhenne attaqua le plat, les yeux grands ouverts de concupiscence.
— Re’enons-en à ‘ous ! fit-il la bouche pleine.
Bünzi n’avait pas quitté le plat de nourriture des yeux. Il sursauta et sortit une enveloppe de la poche de sa veste. Il la tendit à Jéhenne qui s’en saisit et l’ouvrit. Elle contenait une photographie, plutôt ancienne, d’une femme en tailleur noir qui souriait, un verre à la main.
— L’adresse est inscrite au dos.
Bünzi sortit une seconde enveloppe, plus épaisse, et la fit glisser sur la table.
— Le tiers d’avance, comme convenu.
Jéhenne fit prestement disparaître le tout dans une poche de son blouson tout en continuant à manger. De la tête, il invitait Bünzi à se servir. Peu convaincu, celui-ci picora un peu de choucroute du bout de sa fourchette et la mastiqua lentement. Il constata à voix haute qu’en effet le plat était honnête. Il en reprit une bouchée, plus abondante cette fois.
— Et comment voulez-vous que ça se passe ? demanda Jéhenne.
Bünzi interrompit son geste. La fourchette s’était immobilisée aux bords de ses lèvres.
— Que voulez-vous dire ? C’est vous le professionnel.
La nourriture termina sa course entre les puissantes mâchoires du quinquagénaire. Jéhenne prit un air indigné.
— La maison Jéhenne est réputée pour son savoir-faire et, croyez-moi, nous ne nous contentons pas de ce que peut faire le premier venu. Chez nous, l’offre est personnalisée et chaque client a droit à des égards particuliers. Nous en faisons un point d’honneur.
— J’ai peur de ne pas vous suivre. On ne m’avait pas parlé de ça.
Bünzi se tortillait sur sa chaise, mal à l’aise. L’expression de Jéhenne se fit complice. Il leva les bras au ciel :
— Elle vous en fait baver, hein ?
— Pour ça oui ! La vieille taupe ne m’a guère laissé une minute de paix depuis dix ans.
— Eh bien, pensez-y mon vieux ! C’est votre dernière chance de lui rendre la monnaie de sa pièce. Par mon entremise, vous pouvez effacer l’ardoise et vous venger de dix ans de bagne.
Jéhenne parla alors avec beaucoup d’éloquence. Ne connaissant pas la femme de Bünzi, mais ayant lui-même été marié cinq ans, il pouvait fort bien comprendre l’enfer quotidien que celui-ci endurait. Il s’illustrait de gestes amples, et la fourchette chargée de nourriture manqua plusieurs fois perdre son chargement. Il décrivit les brimades, les récriminations imméritées et les humiliations comme s’il les avait vécues. Oh, il l’imaginait sans peine, cette mégère, cette harpie – mieux : cette lamproie ! –, qui tuait son mari à petits feux, lui qui trimait si dur pour faire tourner son usine. Bünzi, les yeux fixes, acquiesçait de temps à autres tout en dévorant une saucisse de Vienne. Parfois, un « c’est bien vrai » ou un « vous n’imaginez pas comment !» ponctuait ses bouchées goulues.
— Et le pire, intervint-il, c’est que, bien qu’elle n’ait jamais levé le petit doigt pour l’entreprise, elle en revendique désormais la moitié ! La moitié, vous vous rendez compte ! Mais c’est moi qui l’ai bâtie, à la force des poignets, durant toutes ces années ! Si j’avais su, à l’époque.
L’assiette, malgré l’assaut conjugué des deux hommes, n’avait que peu diminué. Les chopes étaient vides. Bünzi demanda qu’on leur en apporte de nouvelles. C’était bien à son tour de payer la tournée, crut-il bon d’ajouter après que le garçon eut déposé deux chopes pleines.
— Là où je voulais en venir, reprit Jéhenne, c’est que vous pouvez faire plus que vous débarrasser d’elle. Vous pouvez vous venger. Et c’est le même prix.
Il se décida enfin à quitter son blouson de jean délavé, ce qui n’alla pas sans mal, car les manches rechignaient à libérer les bras. Dessous, il portait une chemise de coton bleue. Sous les aisselles, de larges auréoles étaient visibles ; une odeur piquante de transpiration parvint jusqu’aux narines de Bünzi.
— Que proposez-vous ? interrogea ce dernier.
Derrière les lunettes dorées, les yeux noirs de Jéhenne brillèrent d’un éclat étrange. Du revers de la main, il essuya le gras qui maculait ses lèvres. Il déposa ses couverts sur le bord de l’assiette et se redressa.
— Vous voudriez lui faire peur ? Je peux lui faire peur, même la peur de sa vie ! Vous voudriez la faire souffrir ? Je peux la faire souffrir. Vous voudriez l’humilier ? Rien de plus facile ! Vous n’avez qu’à demander.
— Je ne sais pas trop. Je souhaite qu’elle disparaisse, c’est tout.
— Tatata, croyez-en mon expérience, tout le monde trouve une utilité à ce service. Sans réfléchir, citez-moi une chose que vous ne supportez pas chez elle.
Bünzi battit des paupières trois fois avant de répondre d’une traite :
— Elle m’interdit de fumer dans la maison. Elle m’accuse de tout empester et me fait une vie pour un rien. Pour un malheureux cigarillo, vous vous rendez compte ? Un seul, après les repas.
Jéhenne éclata de rire et se frappa la cuisse. Il pensait précisément à ce genre de détails ! Il le pria d’imaginer le tableau. Sa femme, pieds et poings liés, est assise sur une chaise dans leur salon. Lui, Jéhenne, se tient devant elle, fume de gros cigares odorants, lui souffle toute la fumée en plein visage. Et la mégère de pleurer et de se lamenter, crevant de trouille, et même, qui sait, souillant ses vêtements. N’était-ce pas une idée séduisante ?
Bünzi, d’abord stupéfait, se mit à rire tant et si bien qu’il en eut le hoquet. Jéhenne lui tapait dans le dos, hilare lui aussi. Les joues empourprées, les deux hommes avaient le regard perdu, comme si, depuis cette table de bistrot, ils assistaient à toute la scène aux premières loges.
— Le même prix, avez-vous dit ? (Bünzi recouvra un peu de son sérieux, mais il était encore rouge comme une pivoine.) J’aime bien cette idée de l’attacher sur une chaise au milieu du salon. Et le coup du cigare, c’est bien aussi. Ce qu’il faudrait faire ensuite… (Il s’interrompit pour réfléchir une seconde.) Dans une grande vitrine à l’angle du salon se trouve sa collection de miniatures en porcelaine – elle y tient comme à la prunelle de ses yeux. Ce serait bon d’y faire le ménage à grands coups de balai, si vous me suivez. Oh, et ses infâmes tapisseries indiennes qu’elle m’a forcé à acheter, il faudra me les éclaircir au canif. Cette pauvre vieille Corinne, elle ne va pas en revenir. Elle n’a jamais eu d’imagination.
Jéhenne avait sorti un petit calepin noir de la poche de son blouson, dans lequel il prenait des notes à l’aide d’un stylo-bille. Il tirait la langue et ses épaules étaient agitées de légers soubresauts lorsqu’il réfrénait un gloussement amusé.
— Et la suite ? s’enquit-il. Je pourrais peut-être la torturer un peu ? Je dispose de tout le matériel nécessaire, du plus simple au plus raffiné : scalpels et lames divers, tisonniers à préchauffer dans la braise, acide chloridrique concentré. J’ai récemment fait l’acquisition d’un petit générateur de chocs électriques.
— Je ne suis pas un monstre. La tuer suffira.
— Comme vous voudrez, répondit Jéhenne, une pointe de déception dans la voix.
Bünzi but une gorgée de bière. Sa chope se vidait plus rapidement que la précédente. Le breuvage s’écoulait en lui comme un baume revigorant. Lui qui ne buvait guère, il avalait l’alcool avec un plaisir et une frénésie qu’il n’avait plus ressentis depuis des années.
— Mais, tout bien réfléchi, si vous vous sentez l’envie de la cogner, histoire de faire bonne figure, ne vous retenez pas !
Le visage de Jéhenne s’éclaira.
— Baffes ou poings ? Avec ou sans bagues ?
— Faites-moi un panachage. J’ai pleine confiance.
Le calepin s’étoffait à vue d’œil.
— Pardon, c’est toujours un sujet délicat à aborder avec le mari, mais souhaiteriez-vous que je viole votre femme ?
Bünzi eut l’air de réfléchir intensément.
— Non, je ne crois pas. Je la pense capable d’y prendre du plaisir. (Jéhenne inscrivit PAS DE VIOL dans son calepin et le souligna deux fois.)
Ils en arrivèrent au point essentiel, à savoir l’exécution. Jéhenne exposa à son client les possibilités qui lui étaient offertes. Elles étaient très nombreuses, Bünzi devait bien s’en douter, mais en pratique on en revenait à une poignée de méthodes ayant fait leur preuve. Ce qui incluait la balle dans la nuque, la noyade dans la baignoire et ce que Jéhenne appelait les trois E – étouffement, étranglement, égorgement. Pour sa part, il déconseillait fortement la balle dans la nuque ainsi que l’égorgement, pour les évidentes considérations de propreté qu’exigeait le travail à domicile. Les deux hommes se mirent d’accord pour un étranglement dans les règles. Sobre certes, mais efficace.
— Une dernière chose, maintenant. Désirez-vous quelques photos souvenirs ? Je me débrouille plutôt bien avec un appareil, sans vouloir me vanter. Un ami m’a même dit que j’avais une patte bien à moi. Noir et blanc, couleur, c’est le même prix. J’ai une préférence pour le noir et blanc, c’est tout de même plus artistique.
Dubitatif, Bünzi faisait circuler son doigt le long du rebord de son verre.
— Avez-vous déjà songé à filmer ? Une cassette souvenir, qu’en pensez-vous ?
— C’est une excellente idée ! fit Jéhenne en se redressant d’un bond. Je n’y avais encore jamais pensé. Il faut que j’en touche un mot à mon frère ; je suis sûr qu’il trouvera comme moi que la suggestion est bonne. Dès demain, nous achetons un caméscope !
— Choisissez du numérique. Les prix ont bien baissés et c’est vraiment plus pratique, commenta Bünzi du ton du connaisseur.
L’assiette et les chopes étaient vides, mais le calepin était bien rempli. Ils convinrent tout deux de la date d’exécution, le jeudi en huit, dans l’après-midi, pendant que Bünzi serait à son travail. Jéhenne, le contrat achevé, maquillerait l’assassinat en cambriolage raté. Tout se passerait sans le moindre problème, Bünzi pouvait en être assuré. Il faisait nuit lorsque les deux hommes sortirent. Ils se quittèrent en s’embrassant et en se promettant de se revoir pour arroser le frais veuvage.
Bünzi se rendit au parking de la gare, prit le volant de sa Mercedes et roula en direction de la banlieue résidentielle, où il habitait une villa cossue. Dix minutes plus tard il franchissait le portail d’entrée. Encore éméché, il sortit maladroitement de l’habitacle. Dans la pénombre, il ne vit pas qu’une silhouette se détachait de la haie bordant la maison. Il referma la portière et tout de suite après ressentit une douleur terrible derrière la nuque. Tout s’éteignit.
Lorsque Bünzi reprit ses esprits, il se trouvait dans la cave de sa villa, qu’il avait aménagée en atelier de bricolage. Il sentait sous ses fesses le bois dur d’un tabouret, probablement celui de son établi. Des liens serrés lui entravaient les poignets et les chevilles, et un bâillon lui blessait les lèvres. Une douleur sourde martelait ces tempes avec la précision d’un métronome. La pièce, mal éclairée par une unique ampoule chevrotante, sentait fort le vernis et la sciure de bois. Bünzi était seul ; il inspecta les lieux du regard. Deux tréteaux solidement vissés dans la paroi du fond supportaient de nombreuses boîtes de vis et de clous, ainsi que deux perceuses de taille différente, sa ponceuse électrique et son appareil de pyrogravure. Dans le coin droit il reconnut la forme du meuble métallique contenant les marteaux, les pinces, des mèches de perceuses et du papier de verre de rugosité variable. C’était sa retraite, son havre lorsqu’il souhaitait s’isoler du monde extérieur – et de sa femme en particulier. Elle avait l’interdiction formelle d’y déplacer le moindre outil, la moindre vis traînant sur l’établi. Mais pour tout dire, elle n’en avait aucune envie et n’y mettait jamais les pieds.
La porte de la cave s’ouvrit en haut d’un escalier vermoulu. Un homme descendit les marches deux à deux pour venir se planter au milieu de la pièce. Il avait des cheveux filasse et un nez en patate. « Jéhenne ! » hurla Bünzi, mais le bâillon étouffa le cri. L’homme sourit comme un loup qui retrousse ses babines. À y regarder de plus près, il ne portait pas de lunettes et une fine moustache se dessinait au-dessus de la lèvre supérieure : ce n’était certainement pas Max Jéhenne.
— Bonjour, monsieur Bünzi.
— Mmmmhh !!!
— Votre femme m’a beaucoup parlé de vous.
Une lueur brillait dans ses yeux tandis que son regard glissait le long des tréteaux chargés d’outils et de matériel. Il promena une main caressante sur les perceuses, hésita, puis revint en arrière et saisit la ponceuse électrique. Il brancha le cordon d’alimentation, enclencha la première vitesse : la machine se mit à vrombir doucement. Il se tourna vers le gros homme immobilisé sur le tabouret. Il le jaugea lentement, des pieds à la tête. Les yeux de Bünzi s’agrandirent de terreur.
— Laissez-moi vous dire, monsieur, poursuivit-il. Votre épouse, quelle femme ! Et quelle imagination !
FIN