Tout le monde connaît la forte odeur terreuse que dégage un sol humide, fraîchement retourné. En revanche, beaucoup ignorent d’où elle provient. La terre, har- monieux mélange de limon, de sable, d’argile et d’eau, abrite une faune insoupçonnée – et je ne parle pas des vers de terre. Ainsi, dans tous les sols cultivables, des bactéries du genre Streptomyces s’ébattent librement entre les frontières de leur monde microscopique, produisant des substances nommées géosmines qui sont responsables de cette inimitable odeur. La
vie elle-même donne son parfum à la terre.
Chaque samedi, Tiéri rendait visite à son grand-père au centre gériatrique. Ce jour-là, il le trouva assis dans un recoin de la cafétéria avec entre les mains un illustré qu’il ne lisait pas, la tête tournée vers la grande baie vitrée.
Il s’assit sans bruit en face de lui, n’accordant qu’un bref regard au reste de la salle – déserte à cette heure de la journée. Durant quelques secondes, l’attention du vieillard resta fixée sur l’extérieur, où le vent faisait voltiger en tous sens le sable et la poussière dorée.
« Cette fichue planète… », marmonna-t-il soudain d’un ton las, tandis que ses yeux se posaient sur son petit-fils. Il lui adressa un sourire chaleureux. « Je suis content de te voir, mon garçon. »
Le vieil homme tendit une main constellée de taches bru- nes et saisit affectueusement le bras du jeune homme. Tiéri lui rendit son sourire. Il songea que, si cela était possible, les joues de son grand-père s’étaient encore creusées depuis sa dernière visite.
Lorsque Tiéri n’était encore qu’un enfant, son grand-père, bien qu’âgé, lui apparaissait comme un homme fort, un colosse rieur aux mains larges comme des battoirs. Aujourd’hui, le colosse s’était tassé. Ses lèvres émaciées rentraient à l’intérieur de sa bouche. Ses muscles avaient fondu, ses cheveux blancs étaient épars, sa peau aussi craquelée que le sol martien. Ses yeux, autrefois d’un vert éclatant, étaient recouverts par un voile terne.
Comme à son habitude, il voulut savoir si le jeune homme allait bien et lui demanda des nouvelles de son emploi. Il y avait peu à en dire. Tiéri occupait un poste de manuten- tionnaire au spatioport central, une activité mal payée qu’il aurait quittée sans hésitation si le travail n’avait pas été une denrée rare.
Le vieil homme écouta avec attention, hochant la tête de temps à autre pour ponctuer les phrases de Tiéri. Puis ils demeurèrent silencieux, le regard tourné vers l’extérieur. Une véritable tempête de sable s’était levée.
Le climat actuel de Mars n’était que cela : une abominable succession de tempêtes, mais une pâle image de ce qu’il avait été avant la colonisation humaine. Cinquante ans plus tôt, le grand-père de Tiéri avait débarqué des navettes parmi les premiers ouvriers chargés d’acclimater la planète.
« Je mourrai avant que tout cela ne soit achevé, dit-il. Tant d’années de labeur, et je n’en verrai pas le résultat. »
Il secoua la tête, un sourire triste sur son visage. Tiéri posa la main sur son épaule et la pressa gentiment.
Cinquante années : une vie. Et aujourd’hui, si les êtres humains pouvaient circuler à l’air libre dans une atmosphère reconstituée, le sol de la planète demeurait désespérément stérile. Les habitants s’en remettaient à la culture hydroponique pour assurer leur subsistance.
Pour que de l’eau abreuve des champs fertiles sur Mars et que l’homme cultive les produits de la terre, il faudrait encore patienter un demi-siècle au moins. Les pessimistes prétendaient que cela n’arriverait jamais.
« Tu sais, dit le grand-père, amer, j’aurais aimé voir des champs sur cette planète. J’aurais voulu voir de la vraie terre, et pas uniquement ce fichu sable rouge. »
Lors de chaque visite, le vieillard évoquait ses espérances déçues. Mais cette fois-ci, une note déchirante, funèbre, dominait la nostalgie des ans. Le cœur de Tiéri se serra. Il prit conscience d’avoir en face de lui un homme se sentant mourir.
La terre était l’obsession de l’ancien ouvrier. Né dans une famille paysanne au milieu du vingt et unième siècle, il racontait avec emphase les champs jaunes de colza, le blé d’hiver et celui de printemps, les betteraves et les pommes de terre. Le labour, au volant d’un puissant tracteur tirant une charrue aux socs étincelants. Il se remémorait la terre qui s’arrachait au sol d’un mouvement fluide et retombait en mottes bien découpées. En hiver, fraîchement retournée, elle fumait dans l’air froid, tandis que les corneilles faisaient procession à la suite du tracteur, fouillant le terrain en quête de vers et d’insectes.
« Tout, absolument tout commence avec la terre, pour- suivit-il, les yeux brillants. Si je pouvais revoir les champs de mon enfance une dernière fois… »
Tiéri ne répondit pas. Oh, s’il l’avait pu, le jeune homme aurait été le premier à lui offrir un aller simple pour la Terre. Mais le billet de la navette équivalait à deux ans de son maigre salaire. Un argent qu’il n’avait pas.
Au dehors, la tempête brassait des tonnes de sable mort.
En quittant le centre, Tiéri se fit une promesse : son grand-père verrait une dernière fois son sol natal. Le billet pour la Terre était hors de prix ? Qu’à cela ne tienne : si Mahomet ne pouvait aller à la montagne, ce serait la montagne qui viendrait à lui. Devant cette ferme résolution, la boule
d’anxiété qui lui comprimait les poumons fondit, le laissant à nouveau respirer librement. Il aspira une grande goulée d’air et repartit d’un pas énergique.
La semaine suivante lui donna le temps d’évaluer la situation. Il possédait les coordonnées de l’ancienne ferme familiale et des champs environnants. Il jugea crucial que ce soit véritablement cette terre-là qu’il rapporte à son grand- père ; il était hors de question de tricher et de faire passer n’importe quel paquet de terre pour le sol que chérissait le vieil homme.
La ferme était abandonnée depuis des décennies. Personne n’irait se plaindre si l’on y prélevait quelques mottes. Les conditions climatiques calamiteuses avaient achevé de décourager les paysans les plus tenaces d’Europe occidentale. Encore tout jeune homme, le grand-père avait cru à l’Eldorado martien, poussé par une famille pour qui l’agriculture terrestre n’avait plus d’avenir.
Tiéri devait obtenir les services d’une personne se rendant régulièrement sur Terre. Dans de telles circonstances, travailler dans un spatioport procure un avantage certain.
Les pilotes de cargo, a-t-on coutume de dire, sont des misanthropes, des caractériels et surtout d’indécrottables flemmards. Le commandant Ernan Lopez correspondait à ce profil, mais passé ce premier constat l’on découvrait un homme prompt à offrir son aide – pour peu que l’on sache lui être sympathique.
Tiéri, qui s’asseyait parfois à la table de cartes en compagnie de Lopez, flaira l’occasion et s’y engouffra. Le pilote avait de l’affection pour ce jeune garçon, malingre mais étonnamment dur à la tâche, et il voulut bien prêter l’oreille à son histoire. Il pencha en avant le haut de son corps massif afin de mieux examiner la carte que Tiéri avait soigneusement dépliée sur la table. Ses épaisses moustaches frémirent comme il plissait la bouche, signe chez lui d’une profonde perplexité. Il fit claquer sa langue :
« Je sais où se trouve cet endroit. Nous survolons cette plaine avant d’arriver à destination. Mais que peut-il bien
y avoir là-bas qui t’intéresse à ce point ? Pour autant que je m’en souvienne, c’est une zone abandonnée.
— Peu importe, répondit Tiéri. Tout ce que je veux, c’est que tu me rapportes un peu de la terre se situant aux coordonnées indiquées. Celle-là et pas une autre ! »
Il expliqua alors au pilote son plan en détail. À l’évocation du grand-père mourant et de la joie qu’il aurait à revoir son sol natal, Ernan leva un sourcil. Cette fois, c’était signe qu’il n’était pas indifférent. Quelque part au tréfonds de la masse imposante de Lopez, une corde ténue avait vibré. La partie n’était pas gagnée pour autant. Il émit des réserves, que Tiéri combattit patiemment.
« Cela ne te prendra que quelques minutes ! plaida le garçon. Je connais ton engin, il te suffira de survoler la zone et d’envoyer un appareil fouisseur. Tu n’auras même pas à te poser. »
Convaincre le pilote était un travail de longue haleine, mais les barrières élevées par Lopez cédèrent les unes après les autres.
À la fin, le commandant du cargo spatial Perséphone leva les bras au ciel :
« Très bien ! Puisque monsieur y tient tellement. De quelle quantité as-tu besoin ? »
Tiéri lui adressa une moue perplexe. Du moment que le pilote lui ramenait un peu de terre, il serait satisfait.
« Je remplirai l’un des petits containers que je garde en réserve, dit Ernan.
— Merci, fit le jeune homme. Ils sont grands comment, ces petits containers ?
— Dix mètres cubes.
— Oh, j’imagine que ça fera l’affaire. »
À la fin de la journée, Tiéri regagna la petite chambre qu’il louait au dernier étage d’un immeuble sordide. Il se sentait heureux. Tout s’arrangeait le plus facilement du monde. Cette nuit-là le sommeil tarda à venir, après qu’il eut joué et rejoué dans sa tête la scène de son grand-père découvrant le surprenant cadeau. Si cette scène variait d’une
fois sur l’autre, elle se terminait toujours de la même façon : le vieillard souriait béatement, perché sur un haut monticule de belle terre noire.
Ernan ne devait se rendre dans la zone indiquée que le mois suivant. Satisfait, Tiéri se concentra à nouveau sur son travail. S’il se donnait du mal, il avait bon espoir de recevoir une promotion dans les deux ans. Cela lui aurait valu les railleries de son père, si ce dernier avait encore fait partie de sa vie. Manutentionnaire n’était peut-être pas l’emploi rêvé, songea le jeune homme, mais cela ne le conduirait pas en prison. Son père, qui pratiquait l’escroquerie de fret spatial, ne pouvait pas en dire autant.
Les jours passèrent vite. Bientôt Ernan Lopez rentrerait au spatioport avec son précieux chargement. À l’occasion de leur rencontre hebdomadaire, le vieil homme remarqua sans peine l’agitation de son petit-fils et tenta de lui tirer les vers du nez. Tiéri tint bon et ne dévoila rien de la surprise.
« Tu verras, lui dit-il avec un malicieux sourire en coin.
Tu verras bientôt, et tu ne seras pas déçu. »
« Tu vas être déçu », fit la voix d’Ernan au bout du fil, trois jours plus tard.
Tiéri maintenait son téléphone en équilibre précaire entre sa tête et son épaule, tandis que des deux mains il tentait de saisir un carton posé sur le dernier tablard d’une étagère. Il grogna, abandonna le carton à son sort et attrapa le téléphone :
« Redis-moi ça ?
— Je regrette, mon garçon. Mais les douanes refusent pour le moment de me rendre la terre de ton grand-père, sous prétexte que cette marchandise n’est pas indiquée sur notre feuille commerciale. J’ai beau leur dire que cette terre n’a aucune valeur, ils font la sourde oreille. »
Ernan promit de revenir à la charge auprès des douanes dès le lendemain, quand le déchargement de son cargo serait terminé.
Le jour suivant, en effet, Tiéri recevait un appel de son ami. La situation avait empiré. Un douanier plus soupçonneux que les autres ne voulait rien savoir de cette histoire de sol natal. Il était convaincu que la terre dissimulait quelque marchandise prohibée. Le pointilleux agent était résolu à tout tamiser.
« Ils ne vont quand même pas tamiser dix mètres cubes de terre ! s’exclama le garçon.
— Oh, j’ai bien peur que si », répondit le pilote d’une voix fatiguée.
Tiéri décida de prendre les choses en main. Le plus dur avait été fait, puisque le container était sur Mars ; il n’allait pas laisser des fonctionnaires zélés gâcher le plaisir de son grand-père et le sien.
Il insista quatre jours durant auprès d’un agent des doua- nes. De guerre lasse, celui-ci le fit entrer dans un vaste entrepôt, puis le guida dans un recoin dissimulé entre des containers hauts comme trois hommes. À demi visible dans la pénombre, deux monticules se dressaient côte à côte. L’un se composait pour l’essentiel de fine terre noire, l’autre était un amas de pierres, de racines et de mottes de terre compactes.
Lorsque Tiéri demanda s’il pouvait maintenant emmener le sol restant réduit en poudre, l’agent des douanes eut un geste de retenue. L’ordonnance fédérale sur les denrées terriennes était sans ambiguïté : le sol devrait être traité chimiquement afin d’en extraire les polluants. De plus, qui sait quels germes logeaient au creux de ces particules ? Certains étaient peut- être pathogènes. Pour plus de sûreté, la terre dépolluée serait également homogénéisée et traitée avec une forte dose de rayons gamma. S’il voulait bien revenir la semaine suivante, Tiéri pourrait récupérer son bien.
Exactement six jours plus tard, le jeune homme se présentait une nouvelle fois au bureau des douanes martiennes. Le fonctionnaire qui l’avait guidé dans l’entrepôt le reconnut et vint à sa rencontre. Il avait le plaisir d’annoncer à Tiéri que plus rien ne retenait son sol.
Tout s’arrangeait, en fin de compte, et le souvenir des affres subies durant ces derniers jours fit place à un sentiment
d’apaisement. L’employeur de Tiéri avait même accepté qu’il emprunte un véhicule pour transporter la terre jusque chez lui.
« Il ne vous reste plus qu’à vous acquitter des taxes », dit le douanier d’une voix discrète.
Le corps de Tiéri se figea.
« À combien s’élèvent-elles ? » demanda-t-il, le sentiment d’apaisement disparaissant aussi vite qu’il était venu.
« Cela dépend de la quantité que vous souhaitez dédoua- ner. La taxe est fixée au poids. Je peux vous calculer le prix pour la totalité. »
L’employé articula un chiffre. Tiéri blêmit.
Il sortit son portefeuille pour en vérifier le contenu. Il fit la grimace, puis consulta l’état de son compte bancaire sur son moniteur de poche. Il fit une nouvelle grimace et tendit l’objet au douanier, qui jeta un œil sur l’écran.
« Combien je peux en prendre pour ça ? » demanda Tiéri, fatigué.
Le grand-père n’eut pas à attendre toute une semaine avant de revoir son petit-fils. Assis dans un fauteuil rapiécé, il somnolait à demi lorsqu’il vit arriver le jeune homme, un sac en plastique blanc à la main.
Cette perturbation de leur rituel effraya le vieillard. Tiéri s’empressa de le rassurer. S’il était venu aujourd’hui, c’est parce qu’il apportait une surprise. Les yeux âgés brillèrent soudain. Le cadeau était-il dans le sac ?
Son petit-fils dansait d’un pied sur l’autre, l’air gêné.
« Grand-père, tu te plaignais de ne plus pouvoir toucher la terre de ta famille, alors j’en ai fait porter spécialement pour toi ! »
Un air de totale incrédulité apparut sur le visage du vieil homme, qui fit rapidement place à une expression grave.
« Tu es sérieux ? Tu m’as vraiment apporté de la terre de chez moi ? »
L’excitation perçait dans sa voix. Pour toute réponse, Tiéri déposa le sac sur les genoux de son grand-père et défit le nœud qui le fermait.
Une main tremblante plongea dans le sac et en ressortit lentement, chargée d’une poignée de poussière grise qui filait entre les doigts. La terre avait perdu sa couleur et sa texture. Le vieillard fronça les sourcils. Il se pencha pour la renifler : elle avait une odeur de cendre.
Pendant plusieurs secondes, le grand-père resta immobile, avec dans le creux de la main une poussière qui avait été la terre de son enfance. Il leva deux yeux déçus vers son petit-fils.
Tiéri fut submergé d’angoisse. Son grand-père était l’homme qu’il aimait le plus au monde. Comment avait-il pu croire une seule seconde que cette poussière sale pourrait le satisfaire, lui faire plaisir ? Il songea qu’il lui suffirait de se mettre à courir pour échapper à tout ça. Ses pas résonneraient sur le carrelage fêlé, les gens le regarderaient, mais lui ne s’arrêterait pas, il courrait jusqu’à ce que la honte disparaisse. Mais ses membres refusaient tout mouvement.
Il baissa les yeux et contempla ceux de son grand-père, dont le voile terne avait disparu. L’ancien ouvrier de la terre posa le sac à ses pieds et prit appui sur les accoudoirs du fauteuil ; Tiéri l’aida à se relever. Le vieillard posa sa paume sur la nuque de son petit-fils et l’attira contre lui.
« Merci, chuchota-t-il au creux de son oreille. Merci pour ce que tu as fait. »
Le vieil homme se tenait plus droit qu’à l’accoutumée. Tiéri, éperdu, n’osait parler. La chaleur d’une main usée et cal- leuse se diffusait à travers son cou en ondes bienfaisantes.
Et si le vieil homme n’était pas assis sur un monticule de terre, son sourire n’en était pas moins éclatant.
FIN