Les roues s’immobilisèrent sans un bruit. Eric Host réajusta son masque sur son visage et vérifia ses réserves d’air avant de descendre du véhicule. Il sortit sa mallette d’analyse du compartiment arrière, puis gagna le rivage d’un pas tranquille.
Une odeur de varech montait de la mer, dont la surface, aussi loin que portait le re-gard, était recouverte d’un tapis verdâtre rehaussé par endroits de reflets bleu vif. L’eau avait la consistance d’une soupe sur quelques centimètres mais devenait limpide en profondeur. Eric sortit plusieurs flacons de sa valise et préleva des échantillons.
Il roula le long de la côte sur quelques kilomètres, répétant ses prélèvements, puis il reprit la route de la ville. Le soleil de Nouvelle Terre était encore haut dans le ciel.
Il faisait nuit lorsqu’il gara son tout-terrain au pied du dôme abritant le centre de re-cherche. Il gagna le sas d’entrée où il put se défaire de son équipement. Il fixa son gilet sur un portoir numéroté et le brancha sur la colonne de recharge automatique ; la com-binaison intégrale et le masque retrouvèrent leur place dans un casier métallique.
Il ne croisa qu’une personne le long des couloirs, qu’il salua distraitement. Dans le laboratoire, Jonah s’apprêtait à s’en aller.
« Ne pars pas si vite, Jo !… Je t’ai ramené quelques souvenirs de la plage. »
Jonah s’approcha pour observer les flacons qu’Eric avait tirés de sa mallette. Il en saisit un, l’agita : les particules épaisses tourbillonnèrent en se mélangeant à l’eau.
« Ces échantillons proviennent de la grande baie, dit Eric qui s’était adossé au mur, les bras croisés. Les cyans ont colonisé toute la côte, et elles progressent loin au large. Il faudrait envoyer une sonde aérienne pour constater l’étendue de la couverture, mais je crois qu’on peut dire sans trop s’avancer que l’ensemencement est un succès. »
Jonah hocha la tête. « Je les analyserai demain à la première heure », dit-il en les rangeant dans la chambre de stase. Eric effleura l’écran qui occupait le centre de la paroi et celui-ci s’illumina, dévoilant un tableau rempli de données.
« Ce sont les valeurs actualisées ? demanda-t-il.
— Exact. Et j’ai calibré les sondes à oxygène aujourd’hui. Les chiffres sont fiables. »
Eric fit la moue. « Toujours en dessous des trente pascals. Et moi qui avais parié que nous entrerions en phase deux cette année…
— Nous obtenons une progression satisfaisante… Tu ne peux pas demander l’impossible ! Laisse donc les cyans faire leur boulot. »
Eric leva les bras, riant : « Qu’est-ce que je peux répondre à tant de bon sens ? » Il ajouta, comme Jonah était sur le point de partir pour de bon : « Veux-tu dîner avec nous, ce soir ? Nita serait ravie.
— Qu’est-ce que je peux répondre à tant de bon sens ? dit-il en singeant Eric. J’accepte avec plaisir ! »
Ils s’équipèrent en silence. Dehors, des milliers d’étoiles piquaient le noir du ciel. Le véhicule s’élança en vrombissant, et ils longèrent le bâtiment principal, qui abritait le jardin, pour s’engager sur le chemin qui zigzaguait entre les dômes illuminés de la cité. À cette heure la circulation était inexistante.
Eric Host habitait dans la ceinture extérieure de la ville, non loin du bord de mer, dans un dôme qu’il partageait avec une vingtaine de personnes. Une voix enfantine mais pleine de remontrance les accueillit dans l’appartement d’Eric :
« Ça n’est pas une heure pour rentrer ! »
Nita avait posé ses poings sur ses hanches ; sa petite bouche se fermait avec sévérité, ce qui rendait sa posture involontairement comique et fit sourire les deux hommes. Elle abandonna soudain sa pose et son visage s’éclaira :
« Jo ! »
Elle se jeta dans les bras de Jonah, qui la souleva de terre et la fit tourner comme si elle ne pesait rien. La fillette poussa des petits cris amusés.
« Eh bien, ton papa et moi sommes désolés de t’avoir fait attendre. Est-ce que tu nous pardonnes ? »
La fillette reprit sa mine sérieuse et leur dit que oui, elle leur pardonnait, mais qu’il fallait passer à table sans tarder. Elle avait préparé des légumes sautés et des galettes protéinées, qu’ils mangèrent avec appétit.
« J’ai parlé à Weiner, commença Jonah tandis que Nita débarrassait les assiettes. Ils ont aussi obtenu de bons résultats avec leurs nouveaux ensemencements. Apparem-ment, le mix de cyanobactéries que nous avons mis au point est plus efficace que les précédents. Je t’en dirai plus lorsque j’aurai jeté un œil aux échantillons. Quoi qu’il en soit, les sondes aériennes sont prêtes à être chargées pour renouveler la dissémination dans les mers et les océans. »
Eric se renversa contre le dossier de sa chaise en croisant les mains derrière la tête. Il songea aux tapis de cyans qu’il avait contemplés aujourd’hui. Il admirait ces petites merveilles qui convertissaient l’eau de mer en oxygène, n’utilisant pour cela que l’énergie du soleil.
« Nous aurons atteint d’ici peu nos objectifs de production, poursuivit Jonah.
— Qui sont encore loin d’être suffisants. Il faudra faire mieux que ça pour nous per-mettre d’entamer la deuxième phase d’acclimatation. »
Nita les avait rejoint et écoutait, silencieuse. Les deux hommes devisaient tranquil-lement quand Eric réalisa que sa fille n’avait pas ouvert la bouche depuis le début de leur discussion. Il la regarda, pencha la tête de côté et prit un faux air réprobateur : « Vous, mademoiselle, vous nous cachez quelque chose… Dites-moi donc ce qui vous tracasse. »
La fillette esquissa un pâle sourire, puis répondit, soudain grave : « Les lamantins ne vont pas bien. »
Eric se redressa. « Qu’est-ce qui te fait dire ça, ma chérie ?
— Je ne sais pas exactement. Quelque chose dans leur comportement. Je crois qu’ils sont malades. »
Eric et Jonah échangèrent un regard. Les lamantins malades ? Leur métabolisme, si étranger de ce que l’on connaissait, rendait difficile tout jugement de leur état de santé. Ce qui était sûr, c’est que certains mouraient parfois : on les retrouvait échoués sur la grève. Mais que la cause en fût la faim, la maladie ou la vieillesse, personne ne pouvait répondre.
« Tu sais quoi ? dit Eric. Eh bien demain matin je t’accompagnerai voir les laman-tins. » Il ajouta, en lui faisant un clin d’œil : « Pendant que Jo trimera tout seul au labo pour analyser les échantillons. »
Jonah rit et lui jeta sa serviette à la figure. La soirée se poursuivit dans la bonne hu-meur, mais Nita alla se coucher tôt car elle avait hâte d’être au lendemain.
Elle fut debout avant le lever du soleil, et lorsque Eric sortit de sa chambre, elle tré-pignait déjà d’impatience devant la porte. Ils gagnèrent ensemble le sas de sortie du dôme, une vaste pièce circulaire où était entreposé leur matériel personnel. Il vérifia que la combinaison de sa fille était convenablement assujettie, protégeant toute la surface de sa peau du rayonnement UV qu’ils affronteraient à l’extérieur. Puis il l’équipa de son gilet et le brancha à son masque respiratoire. Nita se laissa faire avec ce qu’il fallait d’agacement pour lui montrer qu’elle n’ignorait rien des précautions à prendre.
Ils se rendirent à pied jusqu’au bord de mer, qui se situait à moins d’un kilomètre. L’air était frais, et l’orange profond de l’aube emplissait le ciel. Pour unique végéta-tion, la lande était parsemée de mousses brunes et ratatinées, qui aux yeux d’Eric semblaient toujours sur le point de mourir. Et pourtant elles tenaient bon, seules à braver la journée durant l’éclat du soleil.
Les sifflements aigus des lamantins les accueillirent lorsqu’ils atteignirent le bord de l’eau. Une trentaine d’individus étaient regroupés non loin, flottant paresseusement à la surface calme de la mer. Nita leur fit de grands signes, les appelant à travers son masque. Le groupe de lamantins se rapprocha alors de la rive, et quelques-uns sortirent de l’eau. Hors de leur élément, leur démarche pataude leur donnait un air comique. Leur large museau, leur corps rond soutenu par deux nageoires et leur queue aplatie avaient valu à ces créatures le nom de lamantin, en souvenir de ces mammifères de l’ancienne Terre – qu’aucun colon n’avait vu de ses yeux, mais dont tous avaient admi-ré les images disponibles dans les archives de la colonie.
Nita s’approcha de l’un d’eux, qui s’était avancé pour brouter le tapis de mousse le plus proche. Son corps couleur de sable, plus clair que celui de ses congénères, indi-quait son jeune âge. L’animal enfournait de grandes brassées brunâtres avec noncha-lance. La fillette gratta son cou épais et nu, et il répondit à cette marque d’attention en poussant un gémissement qui équivalait chez les lamantins à un soupir d’aise.
Eric sourit. Les lamantins étaient paisibles et inoffensifs ; le plaisir qu’éprouvait Nita à leur contact le réconfortait. Sa fille avait peu d’amis parmi les habitants de la colo-nie. La plupart des enfants étaient plus jeunes que Nita – ils étaient nombreux à être nés sur Nouvelle Terre –, et ses relations sociales en soufraient. Peut-être que si j’étais davantage présent…, songea Eric. Mais il chassa cette pensée et vint rejoindre sa fille aux côtés du lamantin. Il tapota gentiment le cuir épais, et l’animal tourna vers lui sa grosse tête sans yeux en émettant un gazouillis amusé. Les sons que produisaient les lamantins couvraient une gamme étendue de fréquences, y compris des sons inaudibles pour l’oreille humaine qui leur permettaient de communiquer et de se repérer dans leur environnement. Du moins on l’imaginait.
D’autres congénères les avaient rejoints, broutant tout autour leur étrange fourrage. Nita lui désigna un des animaux du doigt :
« Lui, c’est Max. Regarde-le bien et dis-moi si tu remarques quelque chose d’étrange. »
Eric considéra Max avec attention, mais il ne décela rien dans son comportement qui pût indiquer une maladie quelconque. Il avoua son ignorance à sa fille, qui lui désigna alors deux autres animaux se tenant en retrait.
« Là-bas, ce sont Ella et Minnie. Elles sont malades. »
Ella et Minnie ? Mais où sa fille allait chercher tout ça ? Pour ce qu’il en savait, les lamantins n’étaient pas sexués. Il se demanda même si Nita était véritablement capable de reconnaître les individus, ou si elle les affublait de noms au hasard. Elle semblait pourtant sûre d’elle, et elle commençait à perdre patience devant l’indécision de son père.
« Enfin, c’est pourtant simple ! dit-elle. Si tu n’arrives pas à voir des choses aussi évidentes, je ne peux rien faire pour toi. »
Ils restèrent encore une petite heure en compagnie des lamantins. Soudain ceux-ci, répondant à un signal invisible, se dirigèrent de conserve vers la mer et y plongèrent.
« Ils vont renouveler leurs réserves », conclut Nita d’un ton péremptoire. Eric acquiesça. Les sorties des lamantins pour se nourrir à l’air libre n’excédaient jamais quelques heures.
Ils prirent le chemin du retour sous un ciel d’un bleu presque noir. Eric s’employa sous la douche à faire disparaître l’odeur forte des lamantins, qui contrastait avec celle de leur intérieur aseptisé. Il n’avait rien remarqué d’anormal, mais Nita maintenait dur comme fer que les animaux montraient des signes d’abattement. Elle n’avait pas pour habitude de mentir, et il devait reconnaître qu’elle les connaissait mieux que personne.
Il ne cessa de réfléchir à la question durant le trajet qui le conduisit au laboratoire. Il trouva Jonah en pleine conversation avec Liz Dern, la coordinatrice du centre de re-cherche.
« Eric, tu tombes bien ! J’exposais à Liz les résultats d’analyse de tes échantillons. À peu de chose près, la proportion des différentes espèces de cyanobactéries dans la baie est la même que dans nos mélanges en laboratoire. L’équilibre est maintenu et la pro-duction d’oxygène est optimale. »
Liz posa sa main sur l’épaule d’Eric. « C’est du beau boulot, dit-elle en souriant. Je le mentionnerai lors de la prochaine séance du conseil colonial. »
Les cultures de cyanobactéries devant être renouvelées à intervalle régulier, il était crucial d’optimiser les mélanges destinés à la dissémination. Ils s’assirent et discutè-rent des résultats de manière plus approfondie. Lorsqu’ils eurent terminé, Jonah inter-rogea Eric :
« Et ces lamantins ? J’imagine que tu as un diagnostic.
— Nita assure qu’ils sont malades, mais je n’ai rien observé.
— Qu’est-ce que tu en conclus ? »
Eric haussa les épaules. « Rien, pour l’instant. »
Il se leva, resta indécis, et finalement se rassit. « Peut-être qu’ils sont véritablement malades, dit-il au bout d’un moment. Peut-être que nous commençons à voir les pre-miers effets de l’acclimatation.
— Tu penses que l’oxygène attaque leur organisme ? »
Liz avait posé la question sans lever les yeux de son verre.
« Nous avons toujours gardé en mémoire que cela pouvait se produire, reprit Eric. Les humains ont évolué de manière à ce qu’ils ne puissent survivre sans oxygène, tandis que les animaux de Nouvelle Terre se sont développés dans un environnement qui en était totalement dépourvu. Ici, l’oxygène est un poison.
— Cela peut aussi bien être autre chose, dit Jonah. Un virus local, par exemple.
— Possible. Mais quoi que ce soit, nous modifions en profondeur l’atmosphère de cette planète : il y aura des changements, c’est inévitable.
— Les animaux s’adapteront, dit Liz.
— Ou pas. Le rythme que nous imposons est… effréné. »
Liz but une gorgée, puis reprit : « Nous sommes tous prêts à reconnaître que la dispa-rition des espèces indigènes serait regrettable. Cependant, le programme d’acclimatation est établi, et nous ne pouvons rien y faire. »
Eric soupira. À quoi bon discuter ? La même conclusion s’imposait toujours. Et pourtant, on ignorait beaucoup de la faune de Nouvelle Terre, qui vivait exclusivement dans les océans, à l’abri des rayonnements solaires. Hormis les lamantins, qui habi-taient les rivages et ne craignaient pas les hommes, les autres animaux demeuraient le plus souvent au large, cachés dans les profondeurs. Certains évoquaient des poissons filiformes, d’autres d’improbables vers bicéphales. La plupart étaient minuscules, mais quelques-uns avaient été observés dont la taille dépassait celle des grandes baleines terriennes. On ne faisait que conjecturer sur la biodiversité réelle de Nouvelle Terre.
Deux semaines plus tard, le corps sans vie d’un lamantin fut retrouvé sur la plage. Dès qu’elle l’apprit, Nita entraîna son père jusqu’au lieu où la créature s’était échouée. L’animal faisait trois bons mètres de long et sa peau était sombre et luisante. Une odeur piquante traversa le masque respiratoire d’Eric.
« C’est un individu âgé, dit-il. Probablement mort de vieillesse.
— C’est Bill. Il était vieux, oui. »
Nita avait parlé avec une telle assurance qu’il la dévisagea pendant plusieurs se-condes.
Des hululements aigus retentirent, faisant se hérisser les poils d’Eric.
« Tu entends comme les autres pleurent Bill ? dit Nita. Ils font ça depuis que c’est arrivé. »
Une dizaine de personnes étaient réunies autour du cadavre. Eric reconnut Kris Ol-son, l’un des médecins du laboratoire. Il était autorisé à pratiquer la dissection sur les créatures de Nouvelle Terre qui mouraient naturellement, et jusqu’ici, il n’avait pu opérer que sur trois spécimens. Ses yeux sombres brillaient devant une pareille au-baine.
Nita et son père rentrèrent en se tenant par la main. Eric crut un instant que sa fille allait se mettre à pleurer, mais elle n’en fit rien. Elle disparut dans sa chambre en fermant la porte.
Le cadavre du lamantin fut chargé sur un véhicule et transporté au centre de re-cherche, où Eric demanda à assister à la dissection. Kris Olson, qui nettoyait avec soin ses longues mains blanches, le considéra d’un œil amusé :
« Pourquoi pas ? Vous pouvez m’assister si vous le désirez. Enfilez une blouse et des gants. »
Le cadavre du lamantin reposait sur une longue table métallique au centre de la pièce. Il était couché sur le dos, ses pattes-nageoires pendant mollement sur les côtés. Sa peau, débarrassée de son éclat, était recouverte d’une pellicule suintante.
Olson incisa le derme un peu en dessous du cou, et descendit jusqu’à la base de la queue. Un liquide clair coula abondamment là où les chairs s’ouvraient. Eric s’approcha de la table d’opération et aida Olson à écarter les tissus externes. Il avait lu les comptes-rendus précédents du médecin, mais c’était autre chose de découvrir le spectacle par lui-même.
Les lamantins n’avaient pas de cage thoracique. Ils ne possédaient en réalité ni struc-ture osseuse, ni cartilage. Olson dégagea certains des muscles ventraux, puis indiqua à Eric le réseau dense de vaisseaux qui rappelait le système circulatoire humain, se ramifiant pour irriguer chaque recoin du corps. Lors d’une plongée, ce système se remplissait intégralement d’eau salée. Les vaisseaux les plus larges étaient séparés par des clapets étanches qui s’ouvraient ou se fermaient à volonté. L’hypothèse de Kris Olson était que ces compartiments formaient un hydrosquelette supportant les muscles.
Dans la partie postérieure de l’animal, ils dégagèrent une longue poche ventrale, qu’Olson présenta comme étant un pseudo-intestin. En revanche, il n’y avait nulle trace d’un autre organe qu’il pût reconnaître : ni cœur, ni reins, ni foie, ni poumons.
Eric désigna une série de bourrelets blanchâtres qui couraient le long du corps.
« Ce sont les ganglions nerveux ?
— On peut les appeler ainsi, oui. Ils sont reliés à ce qui s’apparente au système ner-veux central. »
Du doigt, Olson suivit une ligne invisible qui remontait jusqu’à la tête de l’animal. Il la tapota doucement. « Nous nous occuperons de son cerveau tout à l’heure.
— Quelle est la cause de la mort ? »
Olson releva la tête et considéra Eric, un fin sourire aux lèvres.
« Je ne suis même pas en mesure de vous expliquer avec certitude comment ces créa-tures peuvent vivre. Alors pour ce qui est de mourir…
— Un problème respiratoire, peut-être ?
— Possible, mais difficile à mettre en évidence. Leur respiration n’a rien de commun avec la nôtre. »
Nouvelle Terre étant dépourvue d’oxygène, les lamantins utilisaient une autre molé-cule pour boucler la chaîne respiratoire. Probablement du nitrate, puisque les océans en regorgeaient. Du moins c’était l’opinion d’Olson. Les cellules du corps baignaient dans un liquide interstitiel alimenté par le système circulatoire. Il espérait accumuler suffi-samment d’observations pour élaborer un modèle cohérent de la physiologie des la-mantins.
Eric décida qu’il n’apprendrait rien de plus et prit congé du médecin qui le salua sans le regarder : ses yeux ne pouvaient se détacher des chairs, tissus et vaisseaux qui s’offraient à lui sous la lumière crue des spots.
Ce soir-là, Nita refusa de toucher à sa nourriture. Ses yeux rougis ne fixaient aucun point précis.
La voir dans cet état torturait Eric. Il lui parla mais elle ne répondit rien. Alors il la prit dans ses bras et elle se laissa aller contre sa poitrine. Ils restèrent ainsi pendant un long moment, tandis qu’il la berçait doucement.
« Tout est de notre faute, dit-elle.
— Qu’est-ce que tu veux dire, ma chérie ?
— Le lamantin est mort à cause de nous. »
Eric hésita avant de répondre. « Nous ignorons pourquoi il est mort, Nita. »
Elle se détacha de lui et écarta une mèche de cheveux blonds de son front. Ses yeux brillèrent ; son expression sérieuse la fit paraître plus âgée. Sa mère avait le même regard décidé, ne put s’empêcher de remarquer Eric.
« Papa, est-on forcé de faire ça ? Je veux dire, est-ce qu’on ne pourrait pas vivre ici sans transformer la planète ? »
Il soupira et réfléchit quelques secondes à ce qu’il devait dire. « Nous sommes vrai-ment chanceux, commença-t-il. Nouvelle Terre n’est pas si différente de la Terre. Elle est un peu plus petite, c’est vrai, mais la température est constante et agréable. Penses-tu qu’ils sont nombreux à avoir eu notre chance ? Il est probable que la plupart des arches se sont posées sur des planètes bien moins hospitalières que celle-ci. Il nous est impossible de respirer son atmosphère, mais il est en notre pouvoir de changer cela. »
Eric se tut. Il revit durant un instant le tumulte qui avait accompagné l’embarquement dans les vaisseaux arches. Nita était trop jeune pour en avoir gardé un souvenir précis. Lorsqu’il avait couché sa fille dans le caisson d’animation suspendue, Eric s’était surpris à accomplir une prière, lui qui n’avait jamais été croyant. Il avait prié pour qu’ils n’errent pas en vain dans l’espace, pour que l’arche croise la route d’un système abritant des planètes et que l’une d’entre elles leur permette de survivre. Après quatre siècles de voyage, il avait été exaucé. Combien d’autres vaisseaux s’étaient perdus dans l’infinité de l’espace ?
« Nous sommes un peu plus de trois mille à vivre sur Nouvelle Terre, reprit Eric. Tu dois penser que ça fait beaucoup de personnes. Pourtant, sur la Terre, nous étions des millions. Des milliers de millions.
» Nous ne sommes qu’une poignée sur Nouvelle Terre, et une population réduite est sans cesse en danger d’extinction. Si une épidémie se déclare, nous serons décimés. Si nos installations lâchent, nous sommes perdus.
— Nous pouvons les agrandir…
— Nos moyens sont limités. Cela exige d’immenses efforts d’assurer une habitation, de la nourriture et de l’air à toute la population. Nous fonctionnons au maximum de nos capacités. La seule possibilité d’expansion passe par l’acclimatation de la planète. Lorsqu’il y aura davantage d’oxygène, nous réintroduirons des plantes terrestres qui à leur tour produiront de l’oxygène, et lorsque les plantes seront en quantité suffisante, nous élèverons des animaux. Petit à petit, Nouvelle Terre deviendra comme la Terre.
» Je ne vivrai pas assez vieux pour le voir. Toi, en revanche, peut-être que oui, et si ce n’est pas toi, ce seront tes enfants. C’est leur avenir que j’essaie de construire. »
Nita alla se coucher la tête remplie de vaisseaux spatiaux, d’arbres aux longues branches, d’animaux de la Terre et de lamantins. Elle se sentait perdue. Son père savait ce qu’il était juste de faire, il en avait toujours été ainsi. Pourtant elle savait en même temps avec certitude que les lamantins souffraient. Elle n’aurait pas pu expliquer comment cela était possible, mais c’était la vérité. Leur chant faisait écho dans son cerveau, tandis que ses oreilles demeuraient sourdes.
Nita souhaita que sa mère ne fût pas morte. Elle aurait voulu lui expliquer ce qu’elle ressentait. Ensemble, elles auraient convaincu son père.
*
Eric pénétra dans la salle, repéra Liz qui était assise à l’extrémité de la longue table et la rejoignit. Il salua les autres personnes attablées. Il reconnut Alec Lens, le président du conseil colonial, qui lui adressa un petit signe de tête.
Une douzaine de personnes siégeaient de manière régulière, et Liz Dern, en sa qualité de coordinatrice des activités scientifiques, y tenait une place importante. Eric n’était invité à participer à la réunion que pour la seconde fois.
Le soleil blanc de Nouvelle Terre brillait de l’autre côté des panneaux de verre dis-posés tout autour la salle. Le paysage se dévoilait sur des kilomètres à la ronde. Le regard d’Eric se perdit un moment sur la lande déserte ; très loin à l’horizon, il distin-gua les miroitements de l’océan sous un ciel de cobalt.
« J’ai dû insister longtemps auprès de Lens, dit Liz d’un ton sec.
— Je te remercie.
— Ne me remercie pas trop vite. Et n’espère pas mon soutien quoi qu’il arrive. Je t’ai amené ici, maintenant c’est à toi de te débrouiller. »
Eric acquiesça. Il était nerveux, mal à l’aise, et pourtant il n’aurait renoncé pour rien au monde. Pas après la tournure qu’avaient prise les événements.
Lens entama la séance à l’heure exacte. D’une oreille distraite, Eric écouta le conseil débattre de la production d’eau potable ; apparemment, un problème qui les occupait depuis longtemps avait été résolu. Eric observa Alec Lens du coin de l’œil. Il était dans la force de l’âge – soixante ans, guère plus – bien que ses cheveux fussent déjà gris. Ses yeux clairs contemplaient ses interlocuteurs avec calme et bienveillance. Cependant, lorsqu’il les plissait, on devinait une froideur, une acuité qui ne laissait échapper aucun détail.
Le moment s’approchait où Eric pourrait s’exprimer. Comme l’exigeait le respect de la hiérarchie, Lens s’adressa d’abord à Liz, qui exposa les progrès d’acclimatation. Le conseil écouta son rapport avec attention.
« Ainsi, conclut-elle, l’augmentation du taux d’oxygène satisfait au programme éta-bli. Si nous maintenons ces performances nous passerons en phase deux l’année pro-chaine, et nous propagerons les lichens à croissance accélérée. »
Alec Lens étudiait les documents qu’il avait devant lui. Il parla sans décoller le re-gard de ses feuilles. « Tout cela est excellent, Liz. Mais vous m’aviez entretenu d’un… problème ?
— C’est exact. En réalité, nous ignorons s’il y a matière à s’inquiéter. Mais la ques-tion a été soulevée par Eric Host. Il pourra vous en dire plus. »
Lens leva ses yeux perçants pour les poser sur Eric. « Je vous en prie, monsieur Host. »
Eric avala sa salive. Il n’avait plus qu’à se jeter à l’eau.
« Comme vous venez de l’apprendre, l’atmosphère de la planète possède désormais une pression partielle d’oxygène de trente pascals. En si peu d’années, c’est un résultat admirable. C’est aussi bien trop peu pour qu’un être humain puisse respirer. »
Les membres du conseil avaient les yeux braqués sur lui, écoutant dans un silence que seul perturbait le chuintement du climatiseur. Il but une gorgée d’eau puis reprit : « C’est bien peu pour nous, disais-je. Mais pour un monde qui, avant notre arrivée, était totalement anoxique, c’est gigantesque.
» Dans l’histoire de l’ancienne Terre, l’augmentation du taux d’oxygène a tout bou-leversé. Des organismes capables d’utiliser cette molécule sont apparus. Quant aux autres, ceux qui ne survivaient pas aux nouvelles conditions, ils ont été confinés dans les grandes profondeurs, ou ont disparu.
— Où voulez-vous en venir ? demanda Lens.
— C’est précisément ce qui est sur le point de se produire sur Nouvelle Terre. Les espèces locales sont confrontées au changement le plus radical qui soit. Rien ne nous dit qu’elles sauront s’adapter. »
Alec Lens sortit un papier dactylographié de son dossier et lut : « “La transition d’une atmosphère strictement réductrice à une atmosphère oxydante aura vraisemblablement pour cause l’extinction de la majorité – dans le pire des cas, de l’ensemble – des es-pèces indigènes. Aussi regrettable que soit ce constat, aucune alternative raisonnable permettant d’atteindre les objectifs n’a pu être proposée.” Vous reconnaissez ces lignes, monsieur Host ? »
Eric jura intérieurement. Bien sûr qu’il les reconnaissait.
« Ce sont vos propres mots, monsieur Host. Ils proviennent du premier rapport que vous avez rédigé à l’attention de ce comité. Nous ne pouvons que souscrire à vos ob-servations. La disparition des espèces indigènes est certes pénible, mais quelle alterna-tive avons-nous ?
— Je n’ai pas oublié ce que j’ai écrit. Mais une chose a changé depuis. J’ignorais à l’époque que sur cette planète des êtres possédaient un niveau de conscience élevé. Peut-être aussi élevé que le nôtre. »
Un murmure parcourut l’assemblée.
« Vous parlez des lamantins, je présume, dit Lens, dont l’expression concentrée n’avait changé en rien.
— C’est exact.
— Et qu’est-ce qui vous permet d’affirmer une telle chose ?
— Ma fille. Les lamantins communiquent avec elle. »
Cette fois, le murmure se transforma en brouhaha. Eric sentit le regard dur de Liz lui brûler la joue. Il l’ignora. Il se sentait calme, à présent. Continuer à parler ne lui de-mandait guère d’efforts. C’était infiniment plus facile que d’affronter la douleur de Nita.
Il se souvint du jour où cette douleur avait éclaté. Nita était venue le chercher, affo-lée, et elle l’avait aussitôt conduit à la plage. Un lamantin de petite taille reposait sur le flan, entouré d’une demi-douzaine de ses congénères. « C’est un jeune, avait dit Eric en descendant du véhicule. Qu’est-ce qu’il lui arrive ? »
L’animal remuait, tentant de se remettre debout sur ses pattes avec l’aide des adultes qui l’entouraient. Malheureusement leurs efforts ne menaient à rien : trop faible, le jeune lamantin ne réussissait qu’à se maintenir une fraction de seconde avant de re-tomber ventre à terre. Chaque tentative s’accompagnait d’un gémissement pitoyable. Nita serrait le bras de son père de toutes ses forces. « Il faut faire quelque chose ! » avait-elle imploré.
Eric avait hoché la tête. Il était remonté dans le véhicule pour entrer en communica-tion avec le centre de recherche et demander de l’aide. Tandis qu’il exposait la situa-tion, il avait remarqué que deux lamantins étaient sortis de l’eau pour rejoindre le petit groupe. Lorsque ce fut fait, deux autres animaux s’en étaient retournés plonger dans la mer. Ainsi donc, ils se relayaient !
Nita tentait d’aider le lamantin à se remettre sur ses pattes. Elle tirait de toutes ses forces, mais dix petites filles n’auraient pas suffi à la tâche, alors elle avait abandonné à contrecœur. L’animal avait poussé une plainte aiguë. « Il va étouffer ! » avait hurlé Nita à l’attention de son père. Eric avait instantanément compris et avait sorti des jerrycans vides de l’arrière du véhicule. Ils les avaient remplis d’eau de mer et les avaient déversés sur l’animal. Le liquide avait disparu en quelques secondes, absorbé par les pores de la peau. « Il en faut davantage ! » avait-elle dit en courant remplir à nouveau son jerrycan.
Ils avaient continué ainsi jusqu’à ce que Jonah arrivât. Il avait avec lui une grande bâche qu’ils avaient dépliée à côté du lamantin.
« Il ne reste plus qu’à le faire rouler dessus », avait dit Jonah. C’est alors que les autres lamantins, semblant avoir compris le but de la manœuvre, étaient venus pousser du museau leur congénère jusqu’à ce que son corps se retrouvât entièrement sur la bâche. Les hommes observaient, curieux et impressionnés à la fois.
Ils avaient refermé les pans de la toile et en avaient noué les extrémités avec une corde arrimée au tout-terrain. Avec d’infinies précautions, ils avaient tiré l’animal en direction de l’eau. Nita se tenait aux côtés du lamantin, sa main ne quittant à aucun moment la peau jaune, et sa bouche murmurant des paroles apaisantes. Les autres animaux l’entouraient, complétant cette procession étrange.
Enfin ils avaient atteint le bord de l’eau. On avait déplié la toile et le ressac avait aspergé le corps de l’animal. Après quelques minutes au contact de l’eau, il s’était ébroué et avait repris vie. Nita avait jeté ses bras en l’air et avait hurlé sa joie ; Jonah et Eric avaient ri en se donnant des claques dans le dos. Soutenu par les animaux adultes, le lamantin avait plongé dans la mer et y avait disparu. Nita avait couru dans les bras d’Eric et l’avait étreint. Ce soir-là, tous les trois avaient fêté dignement ce sauvetage, dans le rire et la joie.
Deux jours plus tard, le corps du jeune lamantin gisait sur la plage, mort et desséché.
Nita avait fait une crise de nerfs. Elle avait pleuré, s’était débattue. Elle avait refusé de manger. Entre ses sanglots, elle répétait : « Il faut tout arrêter ! Ne les entends-tu pas crier ? » Jonah était venu les soutenir, mais il n’avait pu que constater les dégâts. Les hululements des lamantins résonnaient dans la nuit comme un chant funèbre. « Vous les entendez ? Vous les entendez ? » insistait Nita. Deux jours et deux nuits durant, ils l’avaient aidée de leur mieux à traverser cette tempête. Ils en étaient sortis eux-mêmes épuisés.
Avec le temps, la fillette s’était calmée. Elle semblait vide, comme si toutes ses émotions s’étaient consumées. À l’intérieur de la maison, elle dressait l’oreille pour en-tendre des voix qu’elle était seule à percevoir. Elle hochait la tête, puis reprenait ses activités.
Un soir, Eric s’était inquiété de ne pas la trouver à la maison ; il avait rapidement découvert qu’elle était sortie avec son matériel respiratoire. Il était monté dans son véhicule et avais pris sans hésitation le chemin qui menait à la plage.
La scène qui l’attendait lui avait coupé le souffle. Sa fille se tenait au milieu d’un cercle formé par les lamantins. Ils sifflaient et hululaient sur un mode mineur dont la tonalité évoluait avec harmonie.
Nita s’était retournée et lui avait souri. Les lamantins, claudiquant avec maladresse, s’étaient écartés pour lui permettre de la rejoindre. Au cœur de la nuit, éclairé par les lumières diffuses et lointaines des dômes, au milieu de ces animaux si différents de tout ce qu’il avait connu sur Terre, Eric se sentait perdre pied et glisser dans l’irréalité.
Aujourd’hui encore, ces instants demeuraient nets et précis dans la mémoire d’Eric.
« Tu feras quelque chose pour eux ? » lui avait demandé Nita cette nuit-là.
Eric, incapable de dire un mot, s’était contenté de hocher la tête.
La voix de Lens résonna dans la salle et ramena Eric à la réalité : « Silence, je vous prie ! » Il avait haussé le ton. Les murmures s’éteignirent rapidement. Eric parla : il raconta son expérience des derniers mois et ce qui était arrivé à sa fille sans omettre les détails. Il expliqua ce qu’il avait ressenti, cette nuit-là, au milieu des lamantins.
Liz le considéra avec étonnement. Il n’avait jamais évoqué cela avec elle. Seuls sa fille et Jonah connaissaient toute l’histoire.
Alec Lens le dévisageait, mais il était impossible de deviner le fond de sa pensée, tant son visage demeurait un masque froid.
Eric respira un grand coup. « Si nous poursuivons l’acclimatation, nous extermine-rons une espèce pensante. »
Un pli sévère barra le front de Lens. Cette fois, il ne fit rien pour calmer l’agitation dans la salle.
*
L’intervention d’Eric au conseil fit grand bruit, et bien vite la nouvelle se répandit dans la colonie : la terraformation allait exterminer des animaux aussi intelligents que des êtres humains. Certains s’indignèrent, d’autres haussèrent les épaules.
Le conseil colonial n’avait pas désavoué Eric. En son sein, certains étaient même d’avis qu’il fallait étudier la question. Mais Alec Lens joua de son influence pour étouffer toute action allant dans ce sens.
Nita et son père prirent l’habitude de rendre visite à la colonie de lamantins qui vi-vaient près de la cité. Ils furent surpris de découvrir qu’ils n’étaient pas les seuls à s’intéresser à ces animaux. Un petit groupe d’une dizaine de personnes s’était formé. Certains ne s’étaient jamais préoccupés de leur existence avant la polémique provo-quée par Eric. Ils se réunissaient à l’aube et au crépuscule – les heures de sortie des lamantins, celles pendant lesquelles les rayons solaires étaient plus cléments.
« Pourquoi venez-vous ici ? » demanda un jour Eric à une petite femme à la mine songeuse qui s’était déjà déplacée à deux reprises à la plage.
Elle eut un regard étonné : « Si ces animaux sont ce que vous prétendez… Je veux savoir. »
Les conversations ne s’éternisaient jamais. On était là pour voir, pas pour discuter.
Nita s’approcha des lamantins avec assurance. Ceux-ci semblaient l’avoir acceptée comme l’une des leurs ; ils faisaient cercle autour d’elle, la saluant de gazouillis joyeux. Eric réalisa qu’elle était heureuse. Un sourire se devinait à travers le plastique translucide du masque respiratoire.
*
Eric fit deux pas dans la salle du conseil. Alec Lens était assis seul à l’extrémité de la longue table. Il se leva et fit signe à Eric d’approcher. « Merci d’être venu, monsieur Host. »
Lens sourit en lui prenant la main. « On ne parle plus que de vos petits protégés, en ce moment. D’eux et de votre fille. »
Il l’invita d’un geste à s’asseoir. Eric prit place sans desserrer les dents. Un relent de tabac froid lui fit froncer le nez, ce qui n’échappa pas à Lens : « Excusez mon vice !… Mais je suis trop vieux pour l’abandonner maintenant. Vous devriez un jour voir mes plants de tabac, ils sont superbes.
— Pourquoi m’avez-vous convoqué ? »
Lens eut un petit rire. « Vous avez raison. Inutile de perdre notre temps en badi-nages. »
Il se leva et vint se placer devant la baie vitrée, les mains derrière le dos. L’éclat du soleil ne semblait pas le gêner. Sans se retourner, il dit : « Vous délaissez vos fonctions. Par votre faute, nous accumulons un retard dangereux.
— C’est vrai, mais… Je ne sais plus… J’ai besoin de réfléchir. »
Ce matin, en rentrant de la plage des lamantins, il avait tenu la main de sa fille tout le long du trajet.
« Que croyez-vous qu’il se passera si nous ne menons pas à bien l’acclimatation ? »
Eric haussa les épaules. « J’imagine que nous continuerons à vivre comme nous le faisons aujourd’hui. Il y a des sorts pires que celui-là.
— Et d’autres plus enviables… (Lens avait quitté la vitre et marchait lentement le long de la table.) Nous avons une mission, monsieur Host. Elle consiste à assurer l’avenir. Les êtres humains sont faits pour vivre à la surface de la Terre, et pas unique-ment pour y voler quelques instants.
» Je vais vous dire ce qui se passera si nous arrêtons tout. Au début, tout continuera le mieux du monde. Notre population pourra même s’accroître. Puis, un jour, nous com-mencerons à décliner. Dans un ou deux siècles, peut-être moins. La maladie, les con-flits, l’ennui… ou tout à la fois. Notre colonie n’a pas d’avenir si nous ne faisons rien et vous le savez. »
Eric caressa son alliance, le regard dans le vide. Il ne se berçait pas d’illusions : l’analyse de Lens était correcte. Stopper l’acclimatation, c’était condamner le futur des hommes sur Nouvelle Terre. Pourtant, il se refusait à imaginer ce que continuer impli-querait.
« Je vais vous faire un aveu, dit Lens. Je crois que vous et vos sympathisants êtes ca-pables de gagner. Rien que ces dernières semaines, j’ai vu grandir l’indécision au sein même du conseil. Quant à la cité… Le vent tourne vite et les partisans de l’immobilité sont toujours plus nombreux.
— Mes sympathisants ? Mais je n’ai rien demandé à personne…
— Pourtant ils sont là, et par votre faute. Que vous le vouliez ou non, un processus s’est enclenché. La colonie vit une menace sans précédent. Cette menace, Eric, c’est que nous l’abandonnions, que nous cessions de croire en elle et en notre avenir. Si cela se produit… alors tout est fini. »
Lens fit une pause, puis : « Tout cela me fait peur. Bien plus que vous ne pourriez l’imaginer. »
Lens avait atteint l’autre côté de la table et revenait vers Eric en le fixant de ses yeux froids. Eric frissonna, mais il fit disparaître son trouble en se concentrant sur l’image de sa femme et de sa fille. Il dit d’une voix calme : « Il y a d’autres vaisseaux arches. Des milliers d’autres. De nombreuses Nouvelles Terres existent sans doute à travers l’espace. Certains iront jusqu’au bout. Nous continuerons ailleurs. »
Lens frappa la table du plat de la main, ce qui fit sursauter Eric.
« Il n’y a qu’une Nouvelle Terre, et c’est ici. D’autres iront jusqu’au bout ? Nous ne le savons pas, et nous ne le saurons jamais. Nous sommes seuls, et nous avons une mission à remplir. Donnez-vous à fond pour que l’on respecte le programme. Montrez-vous à la hauteur de vos responsabilités. Faites ce qui est juste. »
Eric ne dit rien mais fit quelques pas jusqu’à la grande cloison vitrée. En contrebas, il voyait des silhouettes maladroites, alourdies par le poids de leur équipement, déambu-ler dans l’ombre du dôme principal.
« Aidez-moi, Eric », dit doucement Lens après avoir placé une main sur son épaule.
« Aidez-moi à leur offrir un avenir. »
Eric se tut pendant le repas, observant d’un regard absent ses aliments tenir en équi-libre sur sa fourchette avant de les mettre dans sa bouche et de mâcher avec autant de plaisir que s’il s’agissait de résidus plastiques.
Que fait-on, lorsqu’il n’y a pas de choix possible ? se demanda-t-il, tandis que Nita débarrassait la table. Bien que cela lui en coûtait, il devait reconnaître que Lens avait raison : ils ne pouvaient compter que sur eux-mêmes. Il était inutile de considérer l’existence d’autres colonies ailleurs dans la galaxie. Les distances cosmiques rédui-saient à néant tout espoir de contact.
Ce jour-là, à son retour de la plage, Nita s’était évanouie dans le sas d’entrée. Elle avait repris conscience quelques secondes plus tard dans les bras de son père. Après avoir vérifié son équipement, Eric avait constaté que sa fille avait délibérément passé outre les indications des réserves d’air pour prolonger son expédition. Il l’avait alors menacée de lui interdire ses visites à la plage, et il s’en était suivi une violente dispute. Nita avait eu pour lui des mots qu’il préférait oublier.
Pourtant, Eric n’était pas surpris. Les lamantins décrépissaient devant les yeux de sa fille. Elle les aimait comme des frères mais était impuissante à les aider. Pire que ça, songea Eric, son propre père était responsable de leur mort. Il se demanda si un jour elle le traiterait d’assassin. Cela ne mettrait pas longtemps à venir, devina-t-il.
Pouvait-on encore les sauver ? Depuis une semaine, son esprit analysait cette ques-tion. Une semaine, c’était le temps de réflexion que lui avait accordé Lens. Passé ce délai, il déciderait s’il retournerait au laboratoire pour y poursuivre le travail ou pour y récupérer ses effets personnels. Cela pouvait paraître court, mais il savait qu’un délai plus long n’eût pas changé grand-chose au problème : il lui fallait choisir entre deux trahisons.
« Nita… »
Elle se retourna, délaissant la vaisselle sale. Un reste de colère froide soulignait ses traits enfantins.
« Approche, s’il te plaît. »
Elle fit un pas, méfiante, puis s’arrêta.
« Je…je voulais te dire… »
Mais les mots ne venaient pas.
La tristesse et la fatigue patiemment accumulées dans le corps d’Eric déferlèrent soudain, comme si le niveau critique était atteint, que les digues mentales qu’il avait érigées venaient d’être submergées. Ses yeux se mirent à briller à cause des larmes qui y naissaient. Nita fut prise au dépourvu : ce sont les enfants qui pleurent, pas les adultes, ils n’en ont pas le droit. Puis l’émotion la gagna à son tour. Les larmes montè-rent du plus profond de son ventre. Elle s’abandonna. Une plainte comme un cri étouf-fé sortit de sa bouche. Alors Eric l’attira à lui et la serra fort contre sa poitrine. Il em-brassa ses cheveux, chuchotant : « Tout va bien, tout va bien. » Leurs pleurs se mê-laient sur les joues de l’enfant.
Eric aimait sa fille d’un amour infini, voilà tout ce qu’il savait à cet instant. Cette certitude brillait d’un éclat aveuglant dans chaque recoin de son esprit.
*
La surface de l’eau tressaillit de façon imperceptible. Elle éclata en mille bulles co-lorées accompagnées d’un claquement sonore lorsque le lamantin la traversa d’un bond. Eric tendit la main mais il ne parvint qu’à effleurer la peau brillante. Il se retrou-va juste après immergé dans les profondeurs, sans qu’il sût comment, simplement par la magie du rêve. Ses poumons étaient gorgés de liquide nitreux mais il n’en respirait pas moins. Une lumière venue des abysses l’éclairait, comme si le soleil eût été plongé dans les profondeurs. Le lamantin nageait à ses côtés. Dans son élément, la balourdise de l’animal n’existait pas. Eric admira les mouvements fluides, la lente ondulation de la queue qui d’un frémissement modifiait la trajectoire. Ils descendirent vers le fond, vers la lumière irradiante. Ce monde grouillait de vie, d’êtres aux membranes translu-cides tourbillonnant en bancs gigantesques, comme un ballet surréaliste. Des animaux plus gros qu’Eric surgissaient de l’obscurité pour happer ce fretin par centaines. Leur corps élancé et souple était d’un blanc éclatant.
Le lamantin l’entraîna plus profond, et à mesure qu’ils descendaient la lumière aug-menta en intensité. Des vers longs comme une maison nageaient avec grâce. De cu-rieux poissons sans écailles dansèrent autour de ses pieds. Il vit des créatures à la peau lisse comme la soie, d’autres couvertes d’excroissances rugueuses. Certaines étaient plus petites que son pouce, d’autres auraient pu écraser Eric comme une mouche. La vie multiforme paradait devant ses yeux, noyée dans la lumière blafarde du soleil des profondeurs.
Soudain les lamantins furent tout autour de lui, leur tête sans yeux le considérant pla-cidement. Combien étaient-ils ? Cinquante, peut-être. Sans doute davantage. Ils évo-luaient en révolutions lentes dont il était le centre. Les lamantins étaient la plus belle chose qu’Eric eût jamais vue. Il sentit les larmes lui venir aux yeux, pour immédiate-ment se diluer dans l’océan. Il écarta les bras, puis les jambes, ouvrit les mains. Les animaux se rapprochèrent. Il ferma les paupières. Quelque chose frôla ses membres. Puis une paire de mâchoires se referma, arrachant l’extrémité d’un doigt. Non ! pensa Eric. Son corps ne lui obéissait plus. D’autres créatures s’attaquèrent à ses pieds, em-portant des lambeaux de chair. Soudain sa main gauche fut emportée, sectionnée au poignet. La douleur était irréelle mais atroce. Les cercles concentriques s’étrécirent autour de lui. Les bouches claquaient, de petites dents mordaient dans son corps offert, encore et encore. Non, non, non ! hurlait l’esprit d’Eric à son corps paralysé tandis qu’il était dévoré vivant.
Eric reprit conscience dans le noir complet, son corps glacé au contact de draps moites. L’espace d’une seconde il se crut paralysé, mais bien qu’ankylosés ses membres répondaient. Son premier réflexe fut de tendre la main vers le bouton d’appel. Son doigt s’arrêta avant de le presser. Il laissa sa tête retomber sur l’oreiller. À quoi bon déranger l’infirmière de garde ? Elle ne pouvait rien pour lui.
À travers la fenêtre, le dehors apparaissait d’un noir d’encre. L’aube ne serait pas là avant plusieurs heures, mais il savait qu’il était inutile de chercher à retrouver le som-meil. Il ne viendrait pas, comme s’il lui répugnait de toucher à un cerveau encore englué de cauchemars.
« Lumière tamisée », demanda Eric. Puis : « Air frais. »
La teinte orangée que prirent les murs le rassura quelque peu. Le système de ventila-tion évacuait les relents de peur et de sueur qui saturaient la chambre.
Son coeur battait trop vite. La douleur articulaire dans son genou gauche pulsait et se propageait jusqu’à l’aine. Eric grimaça. Il devait se calmer. Il connaissait le moyen.
« Diaporama : dossier Famille_Elsa » dit-il.
Le plafond s’illumina en millions de couleurs. Il laissa sa tête retomber sur l’oreiller tandis que les images défilaient lentement. Le sourire d’Elsa était éclatant. Ses mains reposaient sur son ventre tendu, dans un geste d’infinie douceur. Les bras et les jambes d’Eric reprirent quelque chaleur. Son rythme cardiaque avait diminué.
Le diaporama se poursuivait. Elsa, entourée par les bras protecteurs de Jan. Tous les deux heureux. Elsa seule à nouveau, assise sur le canapé. Elsa et… Nita. La gorge d’Eric se serra. Nita posant sa tête contre le ventre rond de sa fille, radieuse comme une mère l’est dans un tel moment. Eric ferma les yeux. Nita qui ne venait jamais le voir. Nita qui ne lui avait jamais pardonné et qui ne lui pardonnerait jamais, il le savait depuis longtemps. Ils en avaient si peu parlé durant toutes ces années… Et pourtant.
Il se concentra sur le visage de sa petite-fille. Elsa et ses joues roses et saines. Ses yeux d’un vert profond, comme les siens. Une vague de tendresse parcourut le moindre recoin de son corps usé et fatigué.
Il pria pour qu’Elsa donne naissance à un enfant en parfaite santé, puis il pria pour qu’il lui fût permis de connaître son arrière-petit-fils le plus longtemps possible.
Il pria enfin pour un sommeil sans rêves.
FIN