L’air du matin s’infiltrait dans les poumons de Romain comme une main fureteuse et froide.
Le givre recouvrait les feuilles mortes, la terre gelée, les touffes d’herbe aplaties de chaque côté du chemin. Dans la clarté pâle, sapins et hêtres piquetaient le sommet de la crête, hauts et droits comme des mats, leur faîte à demi mangé par la brume. Le tableau aurait pu être l’œuvre d’un maître naturaliste.
Ce tableau poétique, qui élevait l’âme, à cet instant, Romain n’en avait strictement rien à foutre.
Il passa soudain de la course au pas, pressant une main sur son flanc douloureux.
— Putain…, dit-il dans un souffle.
Il haletait, avalait de grands goulots d’air glacial. Il amadoua son point en le massant. Tu ne gagnes rien à te pousser comme ça, pensa-t-il. Tu dois y aller progressivement… Respirer calmement, par le nez…
Quand la douleur aiguë se fut atténuée, il détacha le smartphone de son brassard et afficha l’application de fitness.
Vous avez atteint… 4%… de l’objectif, l’informa l’appli.
— Ah, putain…
Romain leva la tête, laissa son regard errer sur les silhouettes noires des arbres. Un jacassement rauque perça le silence, un croassement grotesque et laid venant d’il ne savait quelle espèce de volatile. Il se retourna. La ville s’étendait en miniature loin en contre-bas. Il reconnaissait quelques bâtiments, la grande cheminée de la station d’incinération des déchets. Il chercha des yeux le parking ou il avait garé sa voiture, mais celui-ci demeurait caché, par-delà la pente qu’il venait de gravir – bien trop vite, comme il venait de l’apprendre à ses dépens.
Il repartit lentement, un pied après l’autre, puis à petites foulées, en direction de l’orée de la forêt. Maintenant le terrain s’aplanissait, et Romain se sentit plus à l’aise. Il parvint même à apprécier le paysage, tandis qu’il pénétrait dans les bois. Tu peux le faire, s’encouragea-t-il. Tu en es capable. Rien n’est insurmontable, tout est sous contrôle. Il se força à respirer par le nez.
Le verdict était tombé lors du check-up, quelques semaines auparavant : rien ne va comme il faut, tout est hors de contrôle. Capacité pulmonaire ? Bien en deçà de la moyenne pour un homme de quarante ans. Son IMC ? On frôle l’excès pondéral. Glycémie, gamma GT… pas dans le rouge, mais bien dans l’orange foncé… Romain voulait-il atteindre un âge avancé en bonne santé ? Alors il allait falloir se mettre au travail, l’avait sermonné le docteur.
Cela ne l’impressionnait pas. Il en avait vu d’autres dans son job de Senior Marketing Analyst, toujours prêt à accepter un nouveau défi, à se renouveler, à se réimaginer pour utiliser une formule chère à sa supérieure hiérarchique. Retrouver la forme ? Rien de plus simple à l’heure actuelle. Il avait téléchargé l’appli RunningFirst (5/5 étoiles sur le site comparatif) pour définir son programme d’entraînement. Un tour au magasin de sport pour acheter des « chaussures de running » (avec plaque carbone et mousse réactive à retour d’énergie) et des habits de joggeur (t-shirt de running manches longues respirant et pantalon de fitness cardio), et le tour était joué.
Romain serra les poings, allongea la foulée. Le chemin forestier offrait un excellent terrain d’entraînement. Pour autant qu’il ne trébuche pas sur une souche affleurante, ou mette le pied dans une ornière. Il scannait le sol devant lui, à l’affût des embûches.
La forêt devenait plus dense, les troncs et les sous-bois formaient un entrelacs naturel auquel s’attachait la brume épaisse. Il n’avait encore croisé personne. Il s’assit sur une souche moussue, s’accordant un moment pour récupérer. Il entendait des chants d’oiseaux. Le bruit d’un martèlement aussi, sans doute un pic tambourinant sur l’écorce.
Les oiseaux se turent tout à coup. Romain vit le chien lorsqu’il releva la tête. Un grand chien noir, au poil dru, se tenant à une vingtaine de mètres, sur le chemin qu’il venait de parcourir. Romain ne s’y connaissait pas en race de chien. Une sorte de terrier ? Peut-être, mais alors d’une taille inhabituelle. Le chien était sale, sans collier visible, des feuilles mortes çà et là accrochées au poil, comme s’il s’était roulé dans les sous-bois. Romain ne fit pas un geste. L’animal, immobile lui aussi, le fixait de deux yeux jaunes qu’on discernait à peine sous la fourrure touffue.
Romain s’attendait à voir le propriétaire du chien apparaître au détour du chemin, mais deux minutes s’écoulèrent, et personne ne vint.
Dans le froid du matin, l’humidité de la brume, les petits bruits indiscernables de la forêt, Romain eut peur. Le chien pouvait être sauvage. Malade, enragé, si ça se trouvait. Il croyait se rappeler des faits divers, des promeneurs pourchassés, déchiquetés par les crocs d’un chien-loup.
Les pattes se mirent en mouvement, les unes après les autres, en direction de Romain, qui à son tour se leva très lentement. Les babines de l’animal se retroussèrent, dévoilant des crocs blancs, et un grondement sourd sortit de la gueule noire. Le vent apporta des effluves du chien jusqu’aux narines de Romain, une odeur âcre de viande en décomposition.
Romain se mit à courir dans la direction opposée, sans regarder derrière lui. Le chemin faisait un coude – il espéra un instant voir de l’aide de l’autre côté, mais nul promeneur n’était en vue. Sur sa droite, le sentier longeait un flanc abrupt, couvert de ronces et de taillis.
Romain sentit que l’animal n’était qu’à quelques mètres. Il redoubla d’efforts alors que tous ses muscles lui faisaient mal et qu’il allait vomir ses poumons, quand une douleur incandescente, une souffrance à une échelle jusqu’ici inconnue de lui, transperça son mollet gauche. Il poussa un cri et se jeta instinctivement dans le fossé, roulant et dévalant la pente à toute vitesse, son corps s’écorchant au passage en mille endroits.
La chute de Romain s’arrêta au fond d’un vallon, amortie par un épais tapis de fougères. Il était sur le dos, serrant les poings et les bras en croix sur son torse, les genoux relevés, s’attendant à ce que le chien se jette sur lui d’un instant à l’autre. Mais le chien n’apparut pas.
La panique descendit d’un degré dans le cerveau de Romain, et immédiatement la douleur s’engouffra dans la brèche, lui arrachant un râle. Son pantalon de jogging était déchiré, laissant apparaître une chair sanguinolente, déchirée elle aussi. Était-ce vraiment sa jambe dans cet état ? Putain…
Il tapota son bras, cherchant le brassard contenant son téléphone portable, le sortit frénétiquement, chercha à l’allumer, mais l’appareil s’était brisé dans la chute – l’écran demeurait noir, comme une relique vidée de son pouvoir.
Qu’allait-il faire ? Sans téléphone, sans aide immédiate, un molosse sauvage rôdant alentours ? Voyons, du calme, se dit-il. Il faut temporiser, réfléchir, reprendre le contrôle. Il se concentra une minute sur sa respiration, cherchant à réduire son pouls. Romain révérait le pouvoir du mental. L’esprit humain, aimait-il à dire, est capable de tout. Rien n’est impossible à qui sait regarder en dedans, canaliser ses énergies, oublier le dispensable. Aucun défi n’est insurmontable.
Il se leva lentement, ménageant sa jambe blessée, mais lorsqu’il posa le pied gauche une douleur suraiguë le remit à genou. Il chercha des yeux une branche, un bâton. Il étendit le bras et trouva quelque chose qui était trop court mais conviendrait peut-être. Il s’aida de cette cane de fortune pour se redresser sans mettre de poids sur sa jambe blessée. Ok, douloureux mais possible. Rien n’est impossible à l’âme humaine, se répéta-t-il encore comme un mantra. Tout est affaire de contrôle de soi.
De quel côté se tourner ? Il décida de suivre le soleil, qui il le savait pointait dans la direction de la civilisation. Lentement, il se mit en route dans le vallon. Il parcourut vingt mètres en dix minutes – chaque pas exigeait une longue pause. Il était moite, il transpirait, peut-être allait-il s’évanouir. Néanmoins il poursuivait son avance, centimètre après centimètre.
— Be… soin d’ai…de ?
C’était une voix grailleuse, cassée, rayée comme un vieux trente-trois tours, quelque part dans le dos de Romain.
Il tourna la tête par-dessus son épaule. Un drôle de type se tenait à quelques pas. Hirsute, sale, une barbe fournie et des cheveux longs d’une couleur gris-noir, impossible de dire quand la barbe finissait et les cheveux commençaient. Le gaillard était revêtu d’un large sac poubelle, un trou pour laisser passer la tête, deux pour les bras, un vrai clochard des bois.
Romain ne bougeait pas, luttant pour contrôler les vagues douloureuses qui assaillaient son cerveau, déroutaient son esprit et sa logique, alors même qu’il tentait d’évaluer si le barbu représentait une menace.
Le clochard s’approcha lentement, jusqu’à se tenir tout près, ses yeux délavés à la même hauteur que ceux de Romain. Le barbu passa son épaule par-dessous le bras du blessé, trop tétanisé pour protester, puis se redressa pour soutenir Romain, ce qui soulagea immédiatement sa jambe meurtrie. Son samaritain sentait le bouc, mais c’était le cadet de ses soucis.
— Viens…avec…moi. Je… vais t’aider, dit le clochard en se mettant en route très lentement. Mon nom est Frantz.
La voix de Frantz se raffermissait peu à peu, comme on retrouve l’usage d’un membre gourd qui se réchauffe auprès du feu.
— Ce n’est pas très loin.
Ils se mirent en route au fond du vallon, clopin-clopant, sans échanger le moindre mot. Romain n’aurait su quoi dire, tout à son effort pour mettre un pied devant l’autre, tandis que son corps exsudait une suée froide et gluante.
Après ce qui sembla à Romain une éternité, ils atteignirent un dégagement logé contre une paroi rocheuse. Un foyer éteint occupait le centre. Autour, tout un bric-à-brac de sacs plastiques, de matériel ramassé on ne sait où. Le clochard, gentiment, avec la tendresse qu’on prodigue aux enfants, aida Romain à s’asseoir sur un tronc d’arbre couché qui servait de banc, puis s’activa à faire partir une flambée. Ceci fait, il tendit une bouteille à Romain. C’était de l’eau ; il s’abreuva goulûment.
Après quelques minutes de silence, Frantz dit :
— Elle m’a guidé jusqu’à toi.
— …
— Sainte Geneviève… La déesse de la forêt. La dame des bois.
Frantz tendit la main vers le mur de roche à leur côté.
Romain remarqua alors le renfoncement creusé dans la paroi. En son centre trônait une sculpture de pierre. Une femme, la tête recouverte d’un voile, les mains jointes et des yeux impénétrables dans un doux visage. La sculpture était mangée par le lichen, par la mousse, qu’alimentaient un ruissellement le long de la paroi.
Une sainte abandonnée, pensa Romain.
— Plus personne ne vient rendre visite à Sainte Geneviève, dit Frantz comme s’il lisait dans ses pensées. Ceux d’en bas l’ont oubliée… Les vieux du village qui la priaient encore sont tous morts. Mais ceux-là connaissaient son pouvoir. Ils ne s’aventuraient pas dans la forêt sans venir ici lui rendre hommage, lui offrir une prière, quémander sa protection.
Une vague de douleur rappela Romain à sa jambe percée par les crocs du chien. De la blessure s’échappait maintenant un pus aux reflets verts.
— Si tu la pries, elle te guérira, dit l’homme des bois en hochant la tête, les yeux grands ouverts et souriant de toutes ses dents crasseuses. Elle en a le pouvoir.
Romain regarda la sainte de pierre. Il ne pouvait détacher ses yeux du visage compatissant. Dans son délire fiévreux, il entendit la voix de la sainte qui le réconfortait. Elle lui dit que tout irait bien, que tout aller s’arranger, si seulement il lui adressait une prière. Rien qu’une toute petite prière. Romain perdit conscience un instant, quelques secondes tout au plus, et lorsqu’il revint à lui, il crut d’abord qu’il rêvait.
Alors, entre songe et réalité, entre fièvre et tremblement, Romain se coucha dans les fougères et pria la sainte de la forêt. Il lui demanda de faire taire la douleur, de soigner la chair déchirée. Il pria, pria encore. Combien de temps ? Il n’aurait su le dire. Puis le miracle se produisit.
D’abord, ce fut une sensation lénifiante, son corps plongé tout entier dans un bain chaud. Il ferma les yeux. Derrière ses paupières passaient des myriades d’étoiles, tandis que la guérison ignée progressait. La voix de la sainte de la forêt lui parlait, l’appelait par son nom, lui susurrait des encouragements. Quand la douleur dans sa jambe blessée disparut d’un seul coup, Romain fut stupéfait, abasourdi comme lorsqu’un sifflement d’oreille s’éteint inopinément.
Il se redressa et écarta, anxieux, les pans déchirés de son pantalon de jogging. Son mollet était comme neuf, sans aucune trace de blessure, sans même une cicatrice. Frantz était à ses côtés, venu admirer la guérison ; il rayonnait et battait des mains. Le clochard se tourna alors vers la sculpture de Sainte Geneviève, et s’inclina devant elle. Romain nota alors que Frantz, sous le sac poubelle, portait une tenue de joggeur, un t-shirt bleu zébré et des pantalons de course.
Du fond de sa niche creusée à même la roche, Sainte Geneviève le regardait toujours, droit dans les yeux, drapée dans sa chape moussue. Quelque part en contre-haut perça le hurlement rauque du chien noir. Un air froid passa sur la nuque de Romain. Il sentit des doigts invisibles palper son crâne, ses bras, sa poitrine, puis quelque chose pénétra à l’intérieur. Des myriades de fils, plus fins qu’un mycélium, se faufilaient, trouvaient leur chemin dans les infimes interstices entre ses cellules, colonisaient le moindre recoin.
Il luttait de toutes ses forces, se concentrant pour faire bouger ses jambes et déguerpir. Sans succès. Une force l’étreignait et ne voulait plus le lâcher. Une force impérieuse, une force de boa constrictor qui patiemment, méthodiquement, pouce par pouce, écrasait toute résistance chez sa proie. Il luttait, mais il avait compris qu’il était trop tard, car la force était irrésistible. Elle avait désormais le contrôle.
FIN