La revue scientifique américaine Science, l’une des deux publications professionnelles les plus prestigieuses (l’autre étant la britannique Nature), paraît chaque semaine pour rendre compte des avancées scientifiques toutes disciplines confondues. Publié dans le numéro du 2 juin, un éditorial signé par le rédacteur en chef Holden Thorp nous apprend que « cela importe qui fait de la science » (It matters who does science – ci-dessous toutes les traductions de l’anglais sont miennes, avec mes excuses pour toute imprécision.)
Cet édito disparate mélange plusieurs thématiques, avec en toile de fond le contexte états-unien bien particulier et son débat actuel sur l’affirmative action (c’est-à-dire la priorisation des groupes jugés défavorisés), et notamment la bataille juridique que cela engendre (pouvant aller jusqu’à la Cour Suprême).
Thorp commence ainsi. D’un, le grand public a une vision distordue et romantique de ce que sont les scientifiques et leur travail. De deux, nous ne devons pas oublier que les scientifiques sont humains avant tout – avec leur lot de défauts et d’erreurs. Concernant le deuxième point : oui, certes ! Mais contrairement à ce que Thorp soutient (« L’idée est devenue en quelque sorte controversée de reconnaître que les scientifiques sont avant tout des personnes »), il serait bien en mal de trouver aujourd’hui beaucoup de scientifiques oublieux de cet état de fait. Quant au premier point, le cinéma et la télévision ont bien entendu créé une image déformée du scientifique (et souvent occultant la scientifique !). Néanmoins, la vision corrigée de Thorp me laisse également sur ma faim. Selon lui, les scientifiques ont toujours travaillé en « équipes, partageant leur découvertes avec d’autres scientifiques qui souvent sont en désaccord, et ensuite y apportent d’autres corrections. » Outre que la vision de Thorp semble elle-même un peu embellie et simplette, elle ne dit rien sur le fait qu’une « équipe » de scientifiques aujourd’hui n’a pas grand-chose à voir avec une « équipe » au milieu du vingtième siècle, qui diffère elle aussi d’une « équipe » en 1900…
Mais le cœur de l’édito est ailleurs, et repose sur une assertion spécifique :
Un groupe de scientifiques monolithique apportera les mêmes notions préconçues à son travail. Mais un groupe d’origines variées apportera des points de vue différents qui diminuent le risque qu’un groupe de vues dominantes biaise le résultat. Cela signifie qu’un consensus scientifique peut être atteint plus rapidement et de manière plus solide.
[A monolithic group of scientists will bring many of the same preconceived notions to their work. But a group of many backgrounds will bring different points of view that decrease the chance that one prevailing set of views will bias the outcome. This means that scientific consensus can be reached faster and with greater reliability.]
(Une difficulté ici est de traduire le mot « background », puisqu’il peut signifier culture, origine ethnique, mais aussi milieu, bagage, formation.)
Tout d’abord, que je sois clair : dans une équipe de recherche, la diversité (de genre, de culture, de pays, de milieu,…) est toujours une bonne chose. Cela ouvre l’esprit et nous aide à nous extraire de notre propre bulle. Le plus grand problème de l’entreprise scientifique aujourd’hui (et dans le passé), c’est que la science est faite majoritairement dans les pays riches. Il y a des efforts pour pallier ce déséquilibre, mais ils restent timides.
Mais l’idée de Thorp va plus loin, suggérant que le processus scientifique lui-même est amélioré avec une équipe « diverse ». Voilà une proposition audacieuse qui, si elle est vraie, pourrait former la base pour des réformes importantes – par exemple, les institutions qui financent les projets de recherche pourraient exiger un certain niveau de diversité au sein de l’équipe. Mais est-elle vraie, cette proposition ? Je ne sais pas. Et, du moins dans cet éditorial, Thorp n’offre pas d’autres preuves que son expérience et son opinion.
Si Thorp peut se passer de faits et d’études pour appuyer son propos, je me permets d’en faire autant. Si la diversité dans une équipe est un point positif, je ne crois pas que cela influence le résultat final. « Peu importe qui fait de la science », aurais-je ainsi titré. Il me semble que, vu la radicalité de l’assertion, la charge de la preuve est du côté de Thorp.
Bien sûr, je ne suis pas rédacteur en chef de Science, et toutes les opinions ne se valent pas. Néanmoins, l’opinion de Thorp n’est pas unanime, ne serait-ce qu’aux Etats-Unis. Thorp est clairement un homme brillant ; il est aussi, pour être franc, plutôt woke bon teint, et utilise sa position pour mettre en avant son point de vue (ce qui est son droit le plus strict, bien sûr).
Chantre de la diversité et de l’action affirmative, Thorp n’a pourtant pas encore quitté sa place de rédac-chef au profit d’une femme ou d’une personne de minorité ethnique – personne n’est parfait. Et, pour une raison qui m’échappe, il a approuvé que sa photographie officielle pour Science (ci-dessus) le montre arborant un sourire satisfait et narquois (ce que les Américains appellent, avec leur sens inégalé de la brièveté, un « smirk »). Bon, je reconnais que ce dernier paragraphe est un peu mesquin, mais que voulez-vous, je mets ça sur le compte d’une réaction au smirk…
Il y a aussi ce passage de l’édito:
Un débat fait rage sur la question de savoir si les origines et identités des scientifiques changent les résultats de la recherche. Selon certains, la vérité objective est absolue et n’est donc pas soumise aux influences humaines. “La science parle d’elle-même” est généralement le mantra de ce camp. Mais l’histoire et la philosophie des sciences soutiennent fermement le contraire.
[A raging debate has set in over whether the backgrounds and identities of scientists change the outcomes of research. One view is that objective truth is absolute and therefore not subject to human influences. “The science speaks for itself” is usually the mantra in this camp. But the history and philosophy of science argue strongly to the contrary. ]
Il est agaçant que Thorp mélange plusieurs choses, ce qui complique le débat. Les identités des chercheurs influencent-elles la façon dont ils conduisent leurs travaux scientifiques, et en général la production des connaissances ? Oui, bien sûr, mais qui franchement aujourd’hui en douterait encore ? Mais cela peut-il influencer fondamentalement les résultats de la recherche, y compris la nature de ceux-ci ? Je ne vois guère comment.
La question de savoir s’il existe une vérité objective et absolue est une fascinante question philosophique et épistémologique. Pour ma part, je crois fermement à l’existence d’une telle vérité (ce qui me vaudrait sans doute d’être classé dans le camp des vieux réacs par Thorp, dont je suis pourtant de quinze ans le cadet). La question d’importance est : cette vérité (si elle existe) nous est-elle atteignable ? Non, serait ma réponse. En science, nous ne pouvons pas atteindre la vérité absolue (exception faite peut-être des mathématiques), mais nous pouvons néanmoins, lorsque l’on compare deux propositions, décider avec une certaine marge de confiance laquelle tend davantage vers la vérité. C’est une erreur de croire que si la vérité est inatteignable, elle ne peut pas guider notre science.
En cela je reste un fidèle lecteur de Bertrand Russell :
Aucun homme ayant le tempérament scientifique n’affirme que ce qu’on croit aujourd’hui en science ne soit exactement vrai ; il affirme que c’est une étape sur la route menant à la vérité exacte.
No man who has the scientific temper asserts that what is now believed in science is exactly right; he asserts that it is a stage on the road towards the exact truth. (Bertrand Russell, The Scientific Outlook, Routledge, 2002, p.47).