Il était cinq heures de l’après-midi et tout était calme. Les quatre hommes descendirent de la camionnette et marchèrent en direction d’une petite maison à demi cachée derrière un peuplier gris.
L’un d’eux frappa trois coups légers à la porte, qui s’ouvrit presque aussitôt sur une petite femme d’âge mûre. Sans prononcer une parole, elle s’effaça pour permettre aux quatre hommes de pénétrer dans le hall, puis referma derrière eux. Elle leva les yeux, leur désignant du regard l’étage au-dessus. L’homme qui avait frappé hocha la tête, indiquant qu’il avait compris, et il gravit silencieusement les escaliers, les autres sur ses talons. Un bruit étouffé parvenait de derrière la porte de la chambre du fond. Ils s’y dirigèrent et l’homme de tête colla son oreille contre le panneau de bois. Une voix aigrelette filtrait au travers :
—…fiel de chauve-souris et crachat de salamandre. Tourne, tourne la baguette dans le chaudron. Ajoute une pincée d’onagraire séchée…
L’homme jeta un œil par le trou de la serrure.
— Alors, qu’est-ce que c’est ?, chuchota Willard.
Huygens se racla la gorge et se redressa.
— Une sorcière, à ce qu’il me semble !
Willard fit une grimace de dégoût. Il leva son avant-bras, poing serré. Orton et Weissmann sortirent leur arme de sous leur veste.
— Tenez vous prêts !, fit Huygens.
Il inspira à fond, puis abaissa délicatement la poignée de porte. Du pied, il fit pivoter le battant tout en restant hors de la pièce. Précautionneusement, il se pencha et inspecta l’intérieur de la chambre. Dans le fond, leur tournant le dos, une forme malingre s’affairait au-dessus d’une petite marmite fumante. Elle parlait toute seule, et sa voix n’était que grincements et crachotements.
—…surtout pas de précipitation ! Tourne, tourne doucement ! Rajoute un œuf de cane pourri…
Huygens fit trois pas à l’intérieur, suivi de près par Willard. Arme au poing, Orton et Weissmann se positionnèrent dans les coins de la pièce, de part et d’autre de la porte. Du brouet de la créature s’échappaient des émanations âcres et soufrées, et Huygens dut retenir une soudaine envie de vomir. Il se trouvait à deux mètres d’elle lorsque la sorcière se retourna doucement.
Son visage, encadré par une crinière noire comme du charbon, ressemblait à une vieille souche tordue, grêlée d’écorchures, où brillaient deux petits yeux noirs curieusement rapprochés. Sa langue rose sortait de derrière une rangée de dents jaunies.
— Hé hé hé ! En voilà des mignons ! Ils viennent voir la vieille Marge, sûrement.
Un atroce sourire déformait ce qui lui servait de visage, et sa langue rose papillonnait. Dissimulé derrière Huygens, Willard avait déplié le filet de capture. La sorcière redressa son corps difforme, où chaque membre semblait mal ajusté, formant des angles contre nature aux articulations.
— Ils sont appétissants, n’est-ce pas ? Ils font saliver, mes mignons.
— Vous êtes en position ?, interrogea Huygens d’une voix calme.
Ses hommes répondirent par l’affirmative.
Avec une rapidité surprenante, la créature s’élança, ses doigts crochus tendus vers le visage de Huygens. Celui-ci n’esquissa pas un mouvement. Les ongles acérés étaient sur le point de mordre dans la chair lorsque deux projectiles de caoutchouc tirés par Weissmann et Orton s’écrasèrent en pleine poitrine de la sorcière, la bloquant instantanément dans sa course. Elle s’écroula en poussant une plainte suraiguë. Willard fut sur elle en moins d’une seconde, l’emprisonnant dans un filet en nylon. Il resserra l’étreinte jusqu’à ce que les mailles pénètrent la chair parcheminée de la créature, qui poussa un hurlement de douleur.
Huygens sortit une courte matraque de sa poche intérieure et s’agenouilla auprès de la forme glapissante. Il frappa, fort et précis : une fois, deux fois. Les cris se transformèrent en un râle sourd. Huygens se releva lentement. Il cracha sur le sol, juste devant la créature entravée.
Orton et Weissmann saisirent à bras le corps le filet et le descendirent par les escaliers. La sorcière, sifflant et jurant, cherchait à mordre et à griffer, mais les mailles étaient bien trop serrées. La propriétaire de la maison se confondit en remerciements, mais Huygens l’ignora poliment. Il sortit sur le perron et alluma une cigarette.
Willard se chargea des détails administratifs et fit remplir à la cliente le formulaire d’intervention. Il lui fit apposer sa signature en bas de la page et lui remit la copie carbone. Il plia soigneusement la feuille du dessus et l’introduisit dans la poche de son blouson. La camionnette stationnait toujours au bord de la chaussée. Sur les portières, le nom de HUYGENS s’étalait en larges lettres jaunes, avec en dessous, en plus petits caractères : interventions 24h s/ 24, suivi d’un numéro de téléphone. Weissmann ouvrit le caisson de confinement qui se trouvait à l’arrière du véhicule. Aidé d’Orton, il y enferma la sorcière sans ménagement.
Huygens s’installa sur le siège passager, Willard au volant et les deux autres prirent place à l’arrière. Le véhicule démarra doucement et se dirigea vers le centre ville.
— Eh bien, on peut dire que ça n’a pas traîné !, fit Willard d’une voix enjouée.
Huygens, les yeux perdus sur le bas-côté de la route, rejetait la fumée de sa cigarette par la vitre baissée. Il tourna la tête vers le chauffeur.
— Il nous en faudra davantage.
— Tu vois toujours les choses en noir. Ce dernier trimestre, nos interventions ont augmenté de vingt pour cent.
— Oui, mais nous sommes loin d’avoir amorti le nouvel incinérateur, n’oublie pas ça.
Willard fit la moue et la discussion s’arrêta là.
Ils roulèrent une dizaine de minutes en silence, puis ils tournèrent pour entrer dans une petite cour où se trouvait le hangar de la société Huygens. Les portes automatiques se refermèrent avec un grincement métallique, tandis que les hommes sortaient du véhicule.
— La pêche a été bonne ?, demanda Meier, qui les attendait dans l’atelier, les bras croisés.
— Viens admirer la prise, répondit Huygens en tapant sur le container. Une belle sorcière qui doit faire ses quarante kilos !
Il ouvrit le caisson et en sortit la créature, qui se débattit de plus belle.
— Maudits ! Maudits ! Marge va vous dévorer les yeux et faire des colliers avec vos dents ! Que Lucifer m’entende !
Un coup de matraque mit fin à ses imprécations. Meier émit un sifflement admiratif.
— Joli morceau ! Maintenant, les enfants, c’est moi qui prends le relais.
Il amena un chariot à roulettes et y installa tant bien que mal la sorcière. Tout en sifflotant, il fit rouler le chariot jusqu’à l’incinérateur, au fond du hangar. Il ouvrit la lourde porte en fonte et précipita la créature à l’intérieur. Il referma et actionna le mécanisme de verrouillage. Il tourna une mollette sur un panneau de contrôle.
— Je le règle en programme long, lança Meier par-dessus son épaule. Deux mille degrés centigrade, pendant une heure.
Huygens fit un geste de la main signifiant que son technicien pouvait faire comme bon lui semblait. Meier pressa une touche et un vrombissement se fit entendre dans l’incinérateur. Des flammes orange vinrent lécher la vitre qui garnissait l’une des parois du four. Meier se frotta le mains et les essuya sur son bleu de travail. Il jeta un coup d’œil à travers la glace.
— Elle commence à prendre, indiqua-t-il avec un sourire.
Sans lui prêter attention, Huygens passa dans la pièce contiguë — le bureau de la société — et fit signe à Willard de le suivre. Il s’affala dans son fauteuil, les pieds posés sur la table. Willard sortit une bouteille de whisky d’un petit meuble et servit deux verres. Il en tendit un à Huygens, qui l’accepta avec un signe de gratitude. Ils restèrent une minute sans mots dire, dégustant leur breuvage, avant que Willard ne rompe le silence.
— Tu veux qu’on fasse les comptes ?
Huygens acquiesça. Depuis quelques temps, les affaires étaient plus difficiles pour les indépendants qu’ils étaient : de grosses sociétés d’intervention avaient vu le jour, faisant durement jouer la concurrence. Leurs agents étaient équipés de matériel dernier cri, et leurs incinérateurs tournaient sans discontinuer. Difficile de rivaliser avec ces poids lourds de la profession !
Willard ouvrit un tiroir et en sortit un dossier cartonné. Il s’humecta le doigt et parcourut le document.
— Eh bien, ce mois-ci… Nous avons incinéré deux loups-garous, une momie, une araignée géante, un zombie, une pieuvre extra-terrestre, trois ogres, un crocodile, un vampire, un monstre vert indéterminé et deux sorcières… trois en comptant celle d’aujourd’hui. Pas mal, non ?
— Ça peut aller.
Willard déposa son dossier et soupira.
— Qu’est-ce que tu as, Alex ?, demanda-t-il. Tu fais la gueule depuis ce matin.
Huygens fit tourner son verre de whisky, les yeux rivés sur le liquide ambré.
— Disons que j’ai mal dormi. Un mauvais rêve.
— Parce que tu fais des rêves, maintenant ? Première nouvelle !
— Garde tes sarcasmes, fit Huygens avec un demi sourire.
Il se redressa dans son fauteuil avant de reprendre.
— C’était un drôle de rêve. Je vivais dans un monde semblable au nôtre. Je prenais tous les jours ma voiture pour aller travailler. Le soir, je dînais au restaurant. Puis je sortais dans des clubs. Parfois, j’y levais une fille. Le lendemain, tout recommençait. Et pendant des années. Je finissais même par me marier, avoir des enfants, vieillir. Tout ça le plus naturellement du monde.
— Et… ?, s’impatientait Willard.
— Dans ce monde-là, il n’y avait pas de monstres. (Huygens se leva et se mit à arpenter la pièce, son verre à la main.) Oh ! quand on était enfant, bien sûr, on les imaginait. Mais ils ne devenaient jamais réels, pas même partiellement. Ils disparaissaient à l’âge adulte.
Il attrapa la bouteille et se resservit un verre. Il en proposa un autre à Willard, qui refusa.
— Ils n’étaient que dans nos têtes, fit Huygens en se tapotant le front du doigt. Et ils ne pouvaient pas nous faire de mal.
— Quel joli conte !, ricana Willard. Bienvenue dans la réalité : les monstres existent ! Et c’est notre gagne-pain, au cas où tu l’aurais oublié. Les gens ne nous paieraient pas grassement pour les débarrasser de créatures qui n’habitent que leur imagination.
— Je sais bien. Mais nous en savons tellement peu sur eux.
— Nous en savons assez. Tu n’as pas oublié ce qui est inscrit sur notre dépliant ? Tant qu’on est enfant, le monstre reste une créature imaginaire ; mais plus tard il devient réel, il se matérialise. Et là nous intervenons. Nous ne permettons pas à nos cauchemars de perturber nos vies. Nous faisons un travail de salubrité public, Alex.
— Oui. Mais pourquoi apparaissent-ils à tel moment plutôt qu’à un autre ? Certains mettent des années à se matérialiser, et d’autres ne le font même jamais !
Huygens fit glisser son regard le long du mur. Sa patente de chasseur de monstres était accrochée, bien en vue. En dessous, une distinction encadrée sous verre : professionnel de l’année. Elle datait de deux ans en arrière.
— Et surtout, reprit Huygens, de quoi sont-ils faits ? Personne ne le sait vraiment.
— Nous savons comment nous débarrasser d’eux. C’est l’essentiel.
— Parlons-en ! Il nous a fallu des siècles pour mettre au point des méthodes de destruction efficaces. Et nous ne sommes même pas certains de les éliminer à tout jamais.
— Là, mon vieux, tu dérailles. Tu sais bien qu’après l’incinération il n’en reste que des cendres. Cesse donc de te torturer les méninges. Ce boulot, il faut bien que quelqu’un le fasse, si l’on veut que nos concitoyens puissent dormir sur leurs deux oreilles.
Huygens se dirigea vers la porte. Il entrouvrit le store qui masquait la vitre et jeta un œil dans l’atelier. Orton et Weissmann fumait une cigarette, adossés au véhicule. Meier dansait d’un pied sur l’autre, vérifiant les jauges de température et de pression de l’incinérateur.
Alex était satisfait de son équipe, tous de tranquilles professionnels.
Lorsqu’il avait lancé Huygens interventions, douze ans plus tôt, Willard et lui étaient les seuls employés de l’entreprise, au cœur d’un marché en pleine expansion : la chasse aux monstres se professionnalisait. Il sourit en se remémorant leurs débuts chaotiques, lorsqu’ils chassaient avec une batte de base-ball et un rouleau de corde. À cette époque, ils se débarrassaient des créatures en utilisant de l’acide concentré. Ce n’était guère pratique, et pas toujours efficace. L’achat de leur premier incinérateur, bien que coûteux, avait grandement facilité leur travail.
— Tu te souviens du premier monstre que l’on s’est fait ?, demanda-t-il à Willard.
Celui-ci émit un petit rire.
— Une vieille goule rachitique. Mais elle avait de bonnes dents ! Tu as toujours cette cicatrice, non ?
Huygens releva le bas de son pantalon, découvrant une marque bleutée en forme de croissant sur son mollet droit.
— Tu sais mieux que personne qu’ils sont dangereux, reprit Willard. Il y a un siècle, autant de gens mouraient sous leurs griffes que du cancer.
— Je sais tout ça, inutile de me faire la leçon !
Il finit son verre d’une traite, se leva et prit sa veste sur le portemanteau.
— Trêve de bavardages, lança Alex. Je rentre chez moi, je vais prendre un bon bain en fumant un cigare.
Willard lui souhaita une bonne soirée, prédisant qu’un peu de repos lui ferait le plus grand bien. Lui avait encore de la comptabilité à terminer, mais il n’en avait plus pour très longtemps. En quittant le hangar, Huygens salua le reste de son équipe et donna quelques consignes à Orton, qui était de garde pour la nuit.
Il gagna sa voiture et prit la direction du sud. Il roula vite, et cinq minutes plus tard il se garait dans le parking souterrain de son immeuble.
La lampe du plafonnier à son étage n’avait toujours pas été changée, et il dut s’y reprendre à deux fois avant de réussir à introduire la clé dans la serrure. Il jeta négligemment son courrier sur une chaise près de l’entrée et se débarrassa de ses chaussures ainsi que de sa veste.
Il fit couler l’eau chaude dans la baignoire, et coupa l’extrémité d’un cigare. Ses muscles tressaillirent au contact de l’eau, mais bien vite un apaisement bienfaisant le gagna.
Il était plongé dans son bain depuis une demi-heure lorsqu’un bruit feutré attira son attention. Il tendit l’oreille. Le bruit se fit entendre à nouveau, semblant provenir du séjour. Huygens sortit de la baignoire, déposa son cigare dans un cendrier et enfila son peignoir. Il ouvrit la porte de la salle de bain sans faire de bruit et jeta un œil dans le corridor : tout était normal. D’où il était, il ne pouvait voir ce qui se passait dans le séjour, mais un son lui parvint de cette direction. Si un cambrioleur cherchait à vider ses tiroirs, il allait apprendre à qui parler. Alex sortit sa matraque de sa veste et fit quelques pas précautionneux vers le salon, l’oreille aux aguets. Plus aucun bruit. Le séjour était plongé dans une profonde obscurité.
Bien qu’il ne pût rien voir, Huygens sentait la présence d’une autre personne au fond de la pièce. Le cambrioleur avait sans doute éteint sa lampe torche, espérant ne pas être découvert. Mais maintenant, il était fait comme un rat ! Alex raffermit son étreinte sur le manche de la matraque. Il s’apprêtait à appuyer sur l’interrupteur et à fondre sur le voleur lorsqu’une voix aux accents sombres résonna dans le noir.
— Coucou, cher petit Alex, je suis content de te revoir.
Le sang de Huygens se glaça.
Cette voix ! Un timbre grave et grinçant, comme le son d’une scie élimée. Il la connaissait. Non, aucune voix humaine ne possédait ces accents-là !
— Tu m’as manqué.
Huygens se souvint.
« Laissez la lumière allumée ! » demandait-t-il à ses parents, chaque soir avant d’aller au lit. Car sinon, il venait le voir. Il se glissait jusqu’aux pieds du lit, et de sa langue râpeuse professait d’horribles menaces. Des années de peur, jusqu’au jour terrible où l’affreuse créature était devenue réelle. Mais lorsque cela arriva Alex n’était plus un enfant, et il avait su se défendre.
— Je t’ai brûlé, dit-il d’une voix mal assurée. Je t’ai vu te consumer dans l’incinérateur ! Il y a des années de cela !
— Croyais-tu que cela suffirait à me faire disparaître, petit Alex ? J’ai bien peur que tu te sois trompé.
La main de Huygens était posée sur l’interrupteur, mais il n’avait toujours pas allumé la lumière. Son corps était parcouru de tremblements.
— Tu hésites à allumer, n’est-ce pas ? Tu penses peut-être que je ne suis pas réel. Tu m’as brûlé, c’est vrai, comme tu en as brûlé des milliers d’autres !
La voix était maintenant un halètement rauque, dans lequel l’excitation était perceptible.
— Tu ne nous as pas brûlé assez fort, Alex ! Deux mille degrés… Il faut faire mieux que ça pour nous détruire. Et me revoilà, moi et mes amis les goules, les loups, les sorcières et tous les monstres que tu as fait cuire dans tes fours !
Soudain, Huygens prit conscience qu’une multitude de bruits croissaient dans l’obscurité. Tout autour de lui, ce ne fut bientôt qu’un concert de jappements, feulements, marmonnements. Ici et là, il entendait prononcer son nom, par des lèvres dont il n’osait imaginer la forme.
— Seigneur, protégez-moi !, fit-il dans un souffle.
— Oh ! Alex. Ce n’est plus de ton âge, de croire à ces histoires ! fit la voix, en concluant par un abominable ricanement.
Huygens avala sa salive et pressa l’interrupteur. Il ouvrit sa bouche pour crier, et ils se jetèrent sur lui.
FIN