Le soleil m’a fait grimacer lorsque que j’ai ouvert les stores. La tête me tournait et mon estomac a hésité à restituer son contenu sur la moquette immaculée ; il s’est heureusement abstenu. Où avais-je fourré mes dessoûle-vite ?
Je me suis mis en quête de ma veste, debout dans un premier temps, puis à quatre pattes, parce que cette position me paraissait plus efficace et moins fatigante. Je l’ai dénichée sous le lit. Au-dessus, enfouie sous les couvertures, la fille dormait comme un plot. Elle s’en était mise une belle couche. Son ronflement de bûcheron canadien me garantissait que ses fonctions vitales étaient O.K. C’était déjà ça.
J’ai sorti ma boîte de comprimés de ma veste et je suis allé chercher un verre d’eau aux toilettes. Je me suis envoyé deux dessoûle-vite d’un coup. La science, on ne le répétera jamais assez, est une belle et grande chose : à peine avais-je terminé une toilette sommaire que les derniers vestiges de ma gueule de bois s’estompaient.
J’ai inspecté l’appartement tout en reboutonnant ma chemise. La veille, le décor ne m’avait pas frappé. À la lumière du matin, c’était la grande classe. J’aurais dû m’y attendre : posséder un appartement à Softworld était hors de prix. Le mobilier était signé Knut & Rasmussen, si mes yeux ne me trahissaient pas. Elle possédait également une bibliothèque de livres en papier – la snob.
J’examinais les titres des bouquins lorsque Momo m’a appelé sur mon com. J’ai répondu sans me soucier de réveiller la fille. Vu son état, j’aurais aussi bien pu jouer des bongos.
« Mouais ? ai-je fait.
— Qui c’est le roi ? Hein, qui c’est ? »
J’ai soupiré :
« C’est toi, Maurice.
— Tu peux le dire, Charly ! Et t’es un veinard parce que je pense à toi. J’ai obtenu deux invitations pour un brunch. Tu n’as pas une minute à perdre. »
Est-ce que je rêvais ? Momo m’appelait avant dix heures du matin pour un simple brunch. Je lui ai immédiatement envoyé plusieurs émoticons furieux autour desquels gravi-taient de petits éclairs clignotants.
« Attends avant de te mettre en colère, a-t-il rigolé. Le type qui régale, c’est Jubert. »
Je n’ai pas pu retenir un sifflement admiratif. Taper l’incruste chez le maître de Softworld, cela ne se refusait pas.
« Tu peux te trouver à la réception de la tour dans une demi-heure ? »
Je lui ai répondu que j’y serais avant lui.
La tour. Il n’y en avait qu’une qui comptait, bien évidemment. La plus haute de Softworld. Celle qui servait de pied-à-terre à René Jubert.
En enfilant mes chaussures, je me suis demandé s’il fallait déposer un mot à l’attention de la bûcheronne au bois dormant. Je m’interrogeais toujours tandis que les portes de l’ascenseur se refermaient derrière moi et que je traversais le hall du rez-de-chaussée. J’ai décidé qu’elle s’en passerait.
Dans la rue, une voiture automatique s’est immédiatement mise à mon service. Profitant du trajet, je me suis passé un peu de pâte nanodents dans la bouche. J’ai ruminé quelques secondes afin d’activer les nanites. Avant qu’on soit arrivé à destination, elles auraient nettoyé mes dents et transformé mon haleine de chacal en douce brise mentholée.
Le véhicule se faufilait à vive allure entre les tours résidentielles. Il a rapidement rejoint le cercle, la route qui borde l’océan tout le long du pourtour de Softworld. Pas moins de cent kilomètres de bitume flanqués de palmiers et de fougères arborescentes, avec à portée de la main la plage et son sable blanc. De l’autre côté du cercle, des gens déambulaient en nombre sur les trottoirs, examinant la carte des restaurants ou admirant la vitrine des boutiques de souvenirs. Ils portaient d’atroces chemises bariolées ; certains poussaient le crime jusqu’à revêtir des bermudas. C’était l’heure des familles et des touristes plan-plan. Les clubs branchés n’ouvriraient pas avant le coucher du soleil.
Soudain, comme le véhicule débouchait sur la marina, elle est apparue devant moi : toute gainée de métal brillant, la tour dominait les alentours du haut de ses trente étages de plastiverre. On a stoppé à ses pieds ; j’ai ouvert la portière et je me suis penché à l’extérieur pour cracher ma bouillie technico-fluorée dans le caniveau. J’ai quitté l’habitacle en prenant soin de ne pas marcher dedans.
J’ai penché la tête en arrière pour contempler l’édifice. De là-haut, on dominait toute l’étendue de l’île artificielle de Softworld. La vue valait sans doute le coup d’œil. Momo m’attendait sur le parvis de la tour. Il trépignait. Il avait enfilé sa veste en chameau par-dessus un polo rose. Le résultat était affligeant.
« Toujours la classe, Momo », ai-je dit.
Il m’a souri puis a sorti de sa poche deux bristols blancs qu’il a agités devant mon nez. Comme je m’apprêtais à saisir une invit, il les a retirées d’un geste vif, les dissimulant derrière son dos.
« Qui c’est le meilleur ? a-t-il demandé.
— C’est toi, Maurice. »
Il m’a fait un clin d’œil tout en me gratifiant d’un inoffensif coup de poing dans le bras, puis m’a tendu l’un des cartons d’invitation. Il était écrit, en lettres d’or : M. Jubert a le plaisir de vous convier à son traditionnel brunch – la Tour, dès 10h00. Prière de s’annoncer à la réception.
L’entrée était un vrai hall de gare. Les parois de verre et de métal s’élançaient du sol pour former des arcs en ogive se joignant à une hauteur vertigineuse. Il en fallait plus pour nous démonter, et nous nous sommes dirigés vers la réception le menton relevé et le torse bombé. Le visage d’une fille est apparu sur l’écran. Elle arborait ce bronzage orangé des résidents à l’année. Elle a patienté quelques secondes, mâchant ostensiblement son chewing-gum tandis que la con-sole d’accueil scannait la puce de nos invitations et lui transmettait la confirmation.
« Messieurs… Vanderberghe et Vankrunkelsven ? a-t-elle demandé en nous gratifiant d’un regard suspicieux.
— C’est nous ! »
Elle nous détaillait en faisant la moue. J’ai soudain regretté de porter ma chemise de la veille. S’il lui prenait l’envie de contrôler nos identifiants personnels, on était mal. Finalement, la fille a fait claquer une bulle de chewing-gum en haussant les épaules. « Prenez l’ascenseur au bout du couloir et montez au dernier étage. Ne touchez à rien, la destination est programmée. » L’écran s’est éteint, et j’ai pu relâcher mon souffle.
« Qu’est-ce que c’est que ces noms ? j’ai demandé tandis que nous nous dirigions vers la cage d’ascenseur. Hollandais ?
— Belges.
— Est-ce qu’il faut que je prenne l’accent ? »
Momo a mâchouillé sa lèvre inférieure, puis il a répondu que ce n’était pas nécessaire.
Je ne lui ai pas demandé comment il avait pu se retrouver en possession d’invitations de deux Belges pleins aux as. Momo dégottait des plans, voilà tout. Il avait le chic pour achever ses soirées dans des bars hors de prix en se faisant payer des verres par les habitués. Nous étions sur place de-puis quelques jours à peine et il connaissait tout le gratin. Déjà gamin il avait eu ce pouvoir sur les gens : il attirait la sympathie.
Momo et moi, on avait grandi ensemble. Nos parents étaient voisins. Des no flag standard. Cette génération sans drapeau fustigée aujourd’hui par notre élite. Mais cette connerie politique m’emmerdait. Avec Momo, nous avions décidé depuis longtemps que dans la vie il fallait dire oui à tout et adopter un profil bas pour qu’on nous foute la paix. Cela fonctionnait.
Les numéros des étages défilaient à toute vitesse tandis que nous montions dans le plus parfait silence. L’ascenseur était tapissé de velours rouge et la barre d’appui était en bois verni. C’était impressionnant, à défaut d’être beau.
Les portes se sont ouvertes sur un corridor bien éclairé. De l’extrémité du couloir, qui se déroulait en spirale, nous parvenaient les échos de discussions animées. En l’empruntant, nous avons débouché dans une vaste pièce remplie d’invités en tenue de soirée. La plupart tenaient entre les mains une flûte de champagne et discutaient dans le brouhaha le plus complet. Combien étaient-ils ? C’était difficile à dire d’où nous nous trouvions. Sans doute plus d’une centaine. Les bijoux flashaient de partout.
J’ai sifflé entre mes dents. « Ça c’est du brunch ! » Momo a approuvé de la tête, bouche bée.
Nous nous sommes faufilés au milieu du gotha de Softworld qui, apparemment, venait de quitter les clubs les plus selects pour se retrouver dans cette gigantesque after. Je me suis fait bousculer par un type en veste rouge portant sur un large plateau des dizaines de coupes de champagne. Il s’est excusé puis nous a tendu son plateau en nous invitant à nous servir. Surpris, Momo et moi avons agrippé chacun un verre, le ramenant rapidement contre nous. L’homme s’est éclipsé sans rien ajouter. Un éclair de compréhension a traversé mon crâne. « Bon sang, tu sais ce que c’était ? » Momo n’en avait pas la moindre idée. « Un serveur !
— Tu déconnes, a dit Momo, mais sans grande conviction.
— Je t’assure. Ces gens-là ont du personnel. »
Nous nous sommes regardés. Nos sourires se sont élargis à l’unisson. « À plus tard, M. Vankrunkelsven !
— Amusez-vous bien, M. Vanderberghe ! »
Nous sommes partis chacun de notre côté.
Je me suis rapidement retrouvé en bonne place devant le buffet. Une femme vêtue d’une robe en satin gris hésitait devant un plateau de fruits de mer. J’ai abordé la conversation en lui recommandant la salade de poulpe, que je n’avais bien sûr pas goûtée. Elle était plutôt jolie, avec des cheveux noirs coupés au carré, des pommettes hautes et roses, des yeux très légèrement bridés. Je n’ai pas tardé à apprendre qu’elle passait ses vacances à Softworld pour la troisième année consécutive – trois ans, merde !
« Je ne suis ici que depuis lundi, lui ai-je avoué. Vous pourrez sans doute me recommander les activités à ne pas manquer ? »
Elle a posé son index sur sa bouche, l’air de réfléchir, puis ses yeux se sont ouverts tout grands.
« Bien sûr ! Il y a le whale-watching.
— Le ouélouatchine ?
— Oui, le whale-watching. Partir à la rencontre des baleines à bosse. C’est une expérience unique. »
J’ai eu droit au récit complet. Une vedette rapide vous menait au large où – attention ! – le dôme protecteur de Softworld ne s’étendait pas. Il fallait donc recouvrir les parties dénudées de son corps avec une crème épaisse et nauséabonde pour se protéger des rayons ultraviolets. Lorsque les premières baleines avaient été signalées, m’a avoué la fille, elle n’avait tout d’abord rien vu, jusqu’à ce qu’on lui désigne de fines lignes sombres émergeant des flots. Puis elle avait distingué le nuage qu’elles expulsaient de leur évent à intervalles réguliers. Lorsque la vedette s’était rapprochée, elle avait enfin profité du spectacle qu’offraient ces animaux titanesques.
« Ce qu’il y a de formidable, a-t-elle poursuivi, c’est que vous avez de bonnes chances de contempler un véritable animal ! »
J’ai froncé les sourcils. Comment ça, un véritable animal ?
L’agence, m’a-t-elle expliqué, ne pouvait garantir la présence de baleines à bosse lors de chaque sortie en mer. Pour y remédier, plusieurs baleines artificielles, indiscernables des vraies, étaient envoyées en remplacement si aucun cétacé ne croisait dans les environs.
« D’après les statistiques, a-t-elle poursuivi, très excitée, il y a une chance sur trois pour que les baleines que nous avons rencontrées soient authentiques. Le guide m’a dit que lui-même était incapable de faire la différence entre une vraie et une fausse baleine, et que l’agence ne le prévenait pas lorsqu’elle envoyait des synthétiques. Mais les miennes, je mettrais ma main au feu qu’elles étaient vraies… »
Je ne pouvais que m’incliner devant l’intelligence du concept. Si la fausse est pareille à la vraie, quelle différence cela fait-il ? Les gens chez Softworld étaient bourrés de bonnes idées.
Après un certain temps, les histoires de poissons de cette fille m’ont fatigué. Dans la foulée, j’avais néanmoins réussi à obtenir son numéro de com. Mais je sentais qu’il était temps d’aller voir ailleurs. J’ai pris congé, prétextant quelque salutation bidon à adresser de toute urgence.
Sirotant mon champagne – excellent du reste, mais je n’en avais pas douté une seule seconde –, j’ai erré dans le séjour. Plus je m’enfonçais dans la mer d’invités et plus celle-ci s’animait. Les cravates se desserraient, les bretelles glissaient de quelques centimètres sur les épaules. Quelques pas de plus et les vestons étaient ôtés, les jupes relevées pour pouvoir danser sur des rythmes lancinants.
Une baie vitrée s’ouvrait sur une gigantesque terrasse occupant le sommet de la tour. Les invités s’y bousculaient autant que dans le séjour. Des types en livrée couraient dans tous les sens. Je me suis approché du bord de la terrasse pour m’accouder à un coin de parapet miraculeusement resté libre. La vue m’a coupé le souffle. Aucun vent ne troublait la surface plane de la mer. Elle reposait comme une grande nappe turquoise qui aurait été repassée avec soin. Softworld s’étendait à mes pieds, gigantesque bouée hightech perdue au milieu du Pacifique. René Jubert, du sommet de sa tour, contemplait les cohortes de vacanciers qui contribuaient à le rendre toujours plus riche. J’avais moi-même économisé durant deux ans pour pouvoir m’offrir cette semaine de vacances. Mais je ne regrettais rien. Ici, je profitais de la vie. Grâce au thermostat du dôme, la température ne pouvait descendre en dessous de 17°C. Ça, c’est ce que j’appelais se soucier du client.
Je me suis mis en quête des toilettes. Cet endroit était si fastueux que je m’attendais presque à y trouver des urinoirs en or. Finalement, je me suis soulagé dans un modèle en faïence plutôt classique. En sortant, je me suis arrêté devant le distributeur de drogues. Un invité m’est passé devant et a touché l’écran de l’appareil, qui a craché une petite coque en plastique. Il l’a empochée en m’adressant un regard dédaigneux puis est retourné vaquer à ses occupations. J’ai écarquillé les yeux : la machine était en libre-service !
Deux minutes plus tard, je repartais avec les poches remplies de doses de speedax ainsi que d’une jolie réserve de dessoûle-vite. Je ne me serais pas arrêté en si bon chemin si une file d’impatients ne s’étaient mis à grogner derrière mon dos. J’ai abandonné la machine à contrecœur et je suis parti à la recherche d’un verre de champagne pour faire passer mon speedax.
Le brunch était vraiment impec ; je n’avais jamais vu une distribution gratuite de cette envergure. Ma coupe de champagne et moi nous sommes ensuite déplacés vers l’extrémité de la terrasse. La densité d’invités augmentait, comme si quelque chose les attirait. J’ai joué des coudes pour voir de quoi il retournait. Un grand jacuzzi trônait à quelques pas du vide. Confortablement adossé au rebord, le corps noyé dans les bulles, un vieux type invitait les gens autour du bassin à l’y rejoindre. « Allons, ne me dites pas que vous n’avez pas pris votre maillot ? C’est la première fois que vous venez à mon brunch ? »
Jubert n’était pas comme je l’imaginais, mais alors pas du tout. Softworld était le lieu de vacances ultime, dont le chiffre d’affaires dépassait le PNB de l’Alliance africaine. J’imaginais un type bronzé, dans la force de l’âge, bien bâti, des cheveux blonds plaqués sur le crâne. Jubert était une sorte de grand escogriffe malingre, aux côtes saillantes, aux yeux globuleux, avec pour reliquat de chevelure quelques mèches grises accrochées à ses tempes. Quelle blague ! Pour la peine, j’ai repris un speedax.
Je n’avais aucune envie de contempler ce vieux dégueulasse barboter dans la soupe. Je me suis détourné en grimaçant, puis j’ai attaqué mon périple à contre-courant. Alors que je m’extirpais du troupeau, profitant d’un espace libre, je suis rentré de plein fouet dans un serveur. De près il était vraiment très laid, avec des cheveux gras collés sur le front et des cicatrices d’acné constellant ses joues. Personne ne lui avait parlé de la chirurgie faciale ? Non, vraiment ?
Il a tiré sur les pans de sa veste , puis il a repris son chemin sans m’accorder d’attention. Je l’ai entendu crier quelque chose à Jubert. Toutes les têtes se sont tournées de concert pour écouter. Je suis revenu sur mes pas.
« Ça suffit, Jubert ! hurlait le serveur moche comme un pou. Ton règne dégueulasse prend fin aujourd’hui ! »
Dans sa baignoire pleine de mousse, le maître de Softworld ouvrait des yeux énormes et étonnés. Il s’est gratté le menton d’un geste dubitatif, puis il a parcouru l’assistance du regard, l’air de demander qui avait amené ce zozo-là chez lui.
Le serveur l’a invectivé de plus belle ; il criait fort mais j’avais du mal à démêler ses paroles : il était question de Softworld, d’argent, de pourris et de nantis – qui étaient les mêmes, d’après le type.
Posément, Jubert est sorti de l’eau, son corps osseux dégoulinant de partout tandis qu’un larbin s’empressait de lui apporter une serviette. Il s’est séché, indifférent au discours agressif et ininterrompu du serveur, puis a enfilé une robe de chambre. Le serveur très laid se tenait à quelques pas de Jubert. Nous, les invités, avions formé un cercle autour d’eux. Du coin de l’œil, j’ai repéré Maurice qui était venu voir le spectacle. Il m’a adressé un petit signe.
Jubert s’est approché jusque sous le nez du serveur, qui le toisait d’un air mauvais. Sans prévenir, le vieux lui a décoché une gifle terrible qui l’a expédié sur le cul. Il semblait tout penaud et pris au dépourvu.
« Virez-moi ça, a dit Jubert à l’attention de deux gorilles de la sécurité qui se frayaient un chemin à travers la cohue. Et que je ne revoie jamais plus sa sale petite gueule à Softworld. »
Les sécu l’ont saisi aux épaules et l’ont remis debout sans ménagement. C’était un beau spectacle ; grâce au speedax, chaque mouvement m’apparaissait extra-lent et d’une amplitude décuplée. Tandis que tous les trois se dirigeaient vers l’intérieur, le serveur s’est débattu et a ouvert sa veste d’un geste rageur. Il portait en dessous un étrange harnais, auquel étaient fixées plusieurs poches remplies d’un liquide vert fluo. Les types de la sécurité se sont immédiatement écartés. Sur le moment je n’ai pas compris ce qui se passait, jusqu’à ce qu’un cri alarmé se propage dans la foule : « Du bioplastique ! » Si je n’avais pas été un peu speedé, je crois que j’aurais pâli.
« Si quelqu’un me touche, je fais tout péter ! » a glapi le cinglé. Il a retiré sa veste, découvrant ses bras nus. Un câble émergeait de l’un d’eux et reliait son avant-bras au système de poches fluorescentes.
Merde, ai-je pensé. Un détonateur neural. Comment avait-il passé toute cette came à l’intérieur de la tour ? Des cris d’effroi se sont élevés de l’assistance. Certaines personnes se sont précipitées vers la sortie.
« Restez tous où vous êtes ! Si je saute, la tour saute avec moi.
— Faites ce qu’il dit, a ordonné Jubert d’une voix forte mais calme. Ou nous allons tous y passer. »
Les gens sont restés sur place, incrédules.
« Dis-moi ce que tu veux », a demandé le vieil homme en soupirant.
Le boutonneux haletait, nerveux à l’extrême. Il passait sans arrêt sa langue sur ses lèvres.
« Tu ne comprendrais pas, Jubert. Les ordures dans ton genre ne comprennent jamais rien. »
J’aurais dû être mort de trouille à cet instant. Peut-être même faire dans mon pantalon. Mais les effets conjugués du speedax et du champagne que je m’étais envoyés à jeun m’avaient placé sur une orbite extrasolaire. Mon cerveau tournait à plein régime pour analyser la situation : le terroriste était probablement un intégriste musulman ou chrétien. La bombe humaine, c’était signé.
Pendant longtemps les intégristes musulmans avaient conservé le monopole des martyrs en promettant aux candidats le paradis assorti de quarante vierges. Puis les pro-Christ étaient entrés sur le marché. Ils avaient renchéri en offrant non pas quarante, mais soixante vierges. Le cours de la vierge n’avait cessé de grimper. Aux dernières nouvelles, on en était à cent vingt vierges par martyr, avec possibilité de les choisir sur catalogue. Les bouddhistes s’étaient sagement tenus hors de la surenchère. Il faut dire que leur public cible – les acteurs hollywoodiens – n’ont guère de soucis avec les filles. En revanche, les acteurs sont idiots et croient que lorsqu’on se conduit mal on se réincarne en caillou.
Toutes ces considérations ne m’avaient pris qu’une fraction de seconde. Mes neurones étaient chauffés à blanc. J’analysais mieux qu’une machine. Je comprenais soudain la situation mondiale avec une effroyable netteté.
Les glapissements du cinglé m’ont détourné de ma réflexion :
« Tu es la lie de l’humanité, Jubert.
— Qu’est-ce que j’ai fait de si terrible ? Offrir de la détente aux gens ?
— Il y a tant de misère et de souffrance.
— Sans rire ? première nouvelle ! Et j’en suis responsable, peut-être ? »
Cette discussion commençait à m’ennuyer ferme. Soit on faisait tout péter et puis voilà, soit on ne faisait pas tout péter et on s’en allait poliment. Mais parler, parler… Ma tête me faisait mal à nouveau et j’ai avalé un dessoûle-vite avec le fond de ma coupe de champagne. Je souhaitais la remplir, mais tous les serveurs étaient paralysés de peur. Avec cette histoire de bombe, la fête commençait à craindre. Il fallait faire quelque chose. Soudain, dans un flash de lucidité, j’ai su que je devais prendre la situation en main. En quelques pas j’ai quitté le cercle des invités pour me trouver en face du terroriste. Un murmure paniqué s’est propagé dans l’assistance. Je ne parvenais pas à détourner les yeux de ses immondes cicatrices d’acné. Il m’a regardé, interloqué. Il tenait son avant-bras dressé, rappelant qu’à n’importe quel moment nos vies pouvaient s’achever en tout petits morceaux. Quel poseur.
« Vous avez déjà songé à la chirurgie faciale ? ai-je demandé.
— Hein ?! »
J’ai agrippé son avant-bras et je l’ai tiré vers moi. Bourré de speedax, j’étais rapide comme l’éclair. En une fraction de seconde j’ai arraché le câble qui s’enfonçait sous son épi-derme et j’ai désamorcé la bombe. Le type a poussé un cri de douleur, puis m’a regardé avec des yeux bêtes. Il semblait ne plus savoir ce qu’il faisait là. Il ne s’est même pas débattu lorsque les hommes de la sécurité l’ont plaqué au sol pour lui arracher son harnais bourré d’explosifs.
Les invités ont laissé libre cours à leurs hourras et à leur soulagement. Je n’écoutais pas ; j’avais soif. J’ai fendu la foule des convives à la recherche d’un verre. Les gens me donnaient de grandes tapes dans le dos. Une fille s’est approchée. Petite. Quelconque. Mais très bien habillée. « T’en as dans le pantalon, toi ! » elle a dit. Puis j’ai senti sa langue chaude dans ma bouche. Comment s’est-elle retrouvée là ? Mystère. Mon sang s’est mis à pulser comme si on avait ouvert les vannes à fond. Mon excitation est montée d’un coup. J’étais tendu à mort dans mon slip. Mes oreilles bourdonnaient. Je l’ai repoussée, les jambes cotonneuses. La garce, ai-je pensé, elle porte du rouge à lèvres érogène. J’ai fui maladroitement vers l’intérieur de l’appartement, où j’ai enfin mis la main sur une bouteille de champagne. Je me suis mis en chasse d’un endroit tranquille pour l’écluser. Mais à peine avais-je jeté mon dévolu sur un canapé qu’une petite troupe, menée par Jubert, me tombait dessus.
« Le voilà ! a fait le vieux. Notre héros ! »
Il s’est approché de moi, bras ouverts, un dégoûtant sourire aux lèvres. Il m’a saisi par les épaules.
« Tu es un crac. Un vrai de vrai. Je devrais t’embaucher pour t’occuper de ma sécurité à la place de ces incapables. »
Les gorilles dansaient piteusement d’un pied sur l’autre. Le vieux a passé son bras autour de mon épaule pour que je fasse quelques pas avec lui. Il sentait le chien mouillé. Je serrais la bouteille de champagne contre mon corps comme s’il s’était agi d’une bouée.
« Comment t’appelles-tu, mon gars ? »
J’ai réalisé que la question s’adressait à moi. « Charles. Mais tout le monde m’appelle Charly.
— Charly, hein ? Excellent. »
Une flottille d’invités nous escortait à une distance respectueuse. On aurait dit une bande de corneilles épiant les pique-niqueurs dans un parc. J’ai haussé les épaules : je m’en foutais.
Jubert m’a dit quelque chose qui m’a tiré de ma rêverie. Il n’avait pas arrêté de me parler, mais je n’écoutais rien. Il a répété :
« C’est la première fois qu’un de ces connards d’intégriste tente quelque chose à Softworld. Que leur ai-je donc fait ? Nous ne sommes qu’un lieu de détente parmi d’autres. Ces extrémistes sont une plaie. La religion n’est décidément plus ce qu’elle était. Dire que j’ai été élevé en bon protestant. »
Il s’est penché vers moi, l’air complice. « Je vais te confier une chose, Charly : je me suis converti au bouddhisme il y a déjà plusieurs années de cela ! »
J’ai étouffé un bâillement de la main et j’ai lancé : « Ça ne me surprend pas du tout.
— N’est-ce pas ? a-t-il dit en riant et en me serrant plus fort contre lui. Je savais que tu étais un garçon intelligent. »
Le bar s’est soudain dressé devant nous dans toute sa splendeur, but ultime – je le comprenais à cet instant – de notre pérégrination. Immobile, j’ai contemplé le parfait alignement des bouteilles, avec leurs étiquettes si délicieusement surannées, et les lettres dorées formant des noms aux consonances quasi magiques : Bullotron, Maxéclate, Gin Ginny. J’étais très ému.
Le shaker a atterri dans les mains de Jubert je ne sais comment, et celui-ci m’a juré qu’il me préparerait le meilleur cocktail de ma vie. Son amabilité extrême me touchait : Vous vous rendez compte ? le meilleur de ma vie ! Les bouteilles voltigeaient, le shaker faisait chouik chouik, le vieux tortillait du cul.
Tandis qu’il parachevait sa création avec quelques décorations fruitières, il m’a demandé depuis combien de temps j’étais à Softworld. J’ai répondu que j’y étais depuis quelques jours et que je trouvais l’endroit super chouette. Et là, j’ai ri très fort, je ne sais pas vraiment pourquoi. Ça a eu l’air de lui plaire, comme réponse.
« Ce que j’aime à Softworld, ai-je commencé d’une voix un peu pâteuse, c’est qu’on ne vous rebat pas sans arrêt les oreilles de ce qu’il faut faire ou ne pas faire. Penser ou ne pas penser. Ici on est en vacances. Les problèmes du monde restent au large. Ici je me lave la tête de toutes ces conneries. Pour ne rien gâcher, il y a plein de jolies filles, et je n’ai ja-mais vu un sable aussi blanc. »
Il a rigolé doucement, une main tâtonnante s’attardant sur mon épaule. « Le sable est blanchi à l’hydroxyde de sodium, il n’y a aucun mystère. J’en importe trois mille tonnes par mois pour compenser ce que l’océan embarque. » Après une brève interruption, il a repris : « Quant aux filles… vous devez emballer, un beau jeune homme comme vous.
— Tu l’as dit, mon vieux. »
Il a rigolé de plus belle, puis il m’a collé entre les pognes un énorme verre à cocktail avec une sorte de salade de fruits accrochée à son rebord. Le tout était un poil trop sucré à mon goût, mais je devais reconnaître que c’était quand même bon. La main de Jubert s’est retrouvée à nouveau sur mon épaule ; le bonhomme me fixait avec un air soudain grave :
« Vous savez, Charly… Même si je brasse beaucoup d’argent… et si j’ai créé un lieu que beaucoup considèrent comme étant un petit paradis… je n’oublie pas la misère de notre monde actuel.
— Oh, ai-je fait.
— Si. Et je dirai même plus : j’y pense souvent ; j’y réfléchis ; je m’interroge. René Jubert n’est pas un être insensible. On pourrait dire, sans exagérer, que je comprends les motivations de ce terroriste qui a voulu nous faire sauter. Je désapprouve, mais je comprends. Je suis certain que c’est également votre cas. »
Il a achevé sa phrase en baissant la tête et en la secouant lentement de droite à gauche. Est-ce que j’y comprenais quelque chose ? J’ai essayé de réfléchir à la question tandis que le vieux soupirait, la tête basse. Pour ma part, les dix milliards de crève-la-faim qui se traînaient aux quatre coins de la planète, je m’en cognais. Impossible que cela vienne gâcher mes vacances. Apparemment, Jubert était un grand sensible.
« Vous êtes un héros, Charly », a-t-il dit, haussant le ton. Puis il s’est adressé à tous les invités qui nous observaient à quelques mètres de là : « Mesdames et messieurs, laissez-moi vous présenter Charly, le héros à qui nous devons la vie ! » Un tonnerre d’applaudissements a retenti, ce qui m’a con-trait à me boucher les oreilles. Mon nouvel ami continuait de sa voix de stentor :
« J’ai le plaisir, devant vous tous réunis à cet instant, d’offrir en cadeau à Charly une semaine de vacances à Softworld chaque année… à vie ! »
Les applaudissements ont redoublé, accompagnés de sifflements enthousiastes.
Il y a eu un second cocktail, puis un troisième. Tout le monde semblait très détendu. J’avais de plus en plus chaud.
Maurice m’a récupéré un peu plus tard, endormi la tête entre les cuisses d’une fille, dans les toilettes. Il m’a rapatrié jusqu’à ma chambre d’hôtel.
Le lendemain, je me suis réveillé avec un mal de tête carabiné. J’ai avalé deux dessoûle-vite puis j’ai rejoint Momo à la terrasse d’un restaurant pour prendre le petit-déjeuner. Il semblait d’excellente humeur, sirotant un jus de fruit à l’aide d’une longue paille multicolore. Il m’a accueilli avec un large sourire.
« On ne parle que de toi, sur le réseau. Du vacancier qui a sauvé la tour d’un attentat terroriste. »
J’ai levé un sourcil interrogateur. Je me souvenais bien d’une partie des événements de la veille, mais certains détails demeuraient brumeux.
« Quel effet ça fait, d’être un héros ? »
Quel effet ? Je n’en savais trop rien. J’avais gagné une semaine de vacances à vie ; ça, je n’étais pas prèsêt de l’oublier.
J’ai pianoté sur notre table pour commander des toasts et un café. Lorsque j’ai passé ma carte sur la table, la confirmation de ma commande s’est affichée sur l’écran, accompagnée du message suivant : Offert par la maison, avec les compliments de René Jubert. Bon appétit !
« La vache ! a dit Maurice. Tu pourrais commander quelque chose pour moi ? »
Quelques minutes plus tard, le chariot de service nous apportait des œufs et du bacon, des toasts dorés, des brioches, du pain, des pancakes, une corbeille de fruits exotiques et plusieurs sortes de thé et de café servis dans des pots en argent. Nous avons dévoré notre petit-déjeuner en échangeant à peine trois mots. Le repas terminé, nous nous sommes laissés aller contre le dossier de nos chaises.
J’ai remarqué que cela avait du bon d’être un héros. Momo a fermement approuvé, puis il m’a demandé ce que nous allions faire aujourd’hui. J’ai caressé mon menton de la main tandis que je réfléchissais.
« Es-tu déjà parti à la rencontre des baleines à bosse ? j’ai demandé. Parfois, il paraît qu’on en rencontre des vraies. »
— FIN —